Anna-Maria eut un geste d’impuissance. Pour elle, le contrôle de l’esprit par l’esprit, la domination mentale, étaient au-delà de sa compréhension. Elle s’était souvent demandé ce que pouvaient ressentir les métapsychiques. Même s’ils étaient aussi imparfaits que Felice. Qu’éprouvaient-ils donc en manipulant d’autres êtres vivants ? En déplaçant, en transformant la matière inerte ? Quel effet cela faisait-il de créer vraiment ? Non pas d’engendrer le fantôme brumeux d’une botte comme elle avait réussi à le faire avec l’aide de l’appareil d’Epone, mais une illusion substantielle ? De la matière ? De l’énergie ? Et le bonheur était-il de former une seule Unité en s’unissant avec d’autres esprits ? De sonder les pensées des autres ? D’avoir le pouvoir des anges ?…
Une étoile brillante, à l’éclat fixe, une planète, était apparue à l’est. Vénus… Ou, pour lui donner un nom plus ancien : Lucifer. L’ange scintillant du matin.
Elle eut un frisson de peur.
Ne nous induis pas à la tentation, mais pardonne-nous si nous nous réchauffons au feu de Felice, même s’il est trop ardent…
La caravane descendait vers les terres basses, quittant le plateau pour une petite vallée qui s’ouvrait vers l’ouest, dans les Monts du Charolais. Les palmiers nains, les pins et les robiniers des hauteurs cédèrent la place à des peupliers, des platanes, des chênes et des châtaigniers. Puis la forêt devint humide et des cyprès, des bouquets de bambous et d’énormes tulipiers dont le tronc faisait plus de quatre mètres de diamètre apparurent. De toutes parts, des arbustes et des buissons renforçaient l’impression de jungle primitive. Anna-Maria s’attendait soudain à se trouver face à face à un dinosaure ou un ptérodactyle.
Mais, bien sûr, c’était une idée absurde. La faune du Pliocène, tout bien considéré, n’était pas sans ressembler à celle de la Terre qu’elle avait connue, à six millions d’années dans l’avenir.
Ils entrevirent de petits daims aux cornes bifurquées, un porc-épic et une laie énorme suivie de marcassins tigrés. Une bande de singes les suivit pour un temps dans un concert de cris aigus sans jamais vraiment s’approcher. Ils rencontrèrent par endroits des buissons et des arbustes qui avaient été dépouillés de leur feuillage et dont on avait attaqué les racines. Plus loin, d’énormes bouses leur apprirent que des mastodontes étaient passés par là. Un feulement puissant venu du plus profond des bois déchaîna les grondements des chiens-ours. Anna-Maria se demanda si ce n’était pas l’appel d’un machairodus, le redoutable gros chat à dents de sabre qui était l’un des grands prédateurs du Pliocène…
Après leur premier séjour dans le château et leur long trajet dans la nuit, les voyageurs du Temps éprouvaient maintenant une impression nouvelle, qui triomphait de leur fatigue et de l’amertume qu’ils éprouvaient en pensant à leurs espoirs brisés. Ils étaient dans un autre monde. Cette forêt dense que perçaient les rayons du soleil matinal, appartenait à une autre Terre. Etrangère, différente. Tout autour d’eux, c’était ce monde indompté, sauvage, dont ils avaient rêvé. S’ils oubliaient leurs chaînes, les soldats et cette grande femme exotique qui conduisait la troupe… ils avaient le sentiment de se retrouver dans un paradis sylvestre.
Ils défilaient entre des masses exubérantes de fleurs, de fruits et de baies multicolores pareilles à des joyaux baroques, d’immenses toiles d’araignée perlées de rosée… des falaises creusées de grottes moussues, toutes résonnantes de cascades… Dans la lumière du jour nouveau, des animaux invisibles lançaient leur appel… Toute cette beauté était réelle ! Et malgré eux, malgré tout ce qui s’était passé, les prisonniers sondaient les profondeurs de la forêt avec l’avidité émerveillée de touristes naïfs.
Anna-Maria observait les papillons noirs et rouges, les grenouilles arboricoles bigarrées dont le cri était comme le tintement d’une clochette. En plein cœur de l’été, les oiseaux étaient en pleine saison des amours, car dans ce monde où l’hiver n’existait pas vraiment, ils n’avaient pas encore eu à migrer et pouvaient avoir plus d’une couvée par an. Un invraisemblable écureuil aux oreilles en aigrette, à la fourrure ocellée d’orange et de vert, regarda défiler la troupe, accroupi sur une souche. Dans un arbre voisin, un python sommeillait. Il avait le diamètre d’une grosse barrique de bière et il était aussi magnifiquement coloré qu’un tapis de Kermanshah. Quelques mètres plus loin, ils surprirent une minuscule antilope dont les pattes semblaient aussi fragiles que des brindilles. Elle n’était en fait pas plus grosse qu’un lapin. Un oiseau prit son vol. Son plumage était une splendeur de rose, de bleu nuit et de violet profond, mais son cri était le croassement du corbeau. Près d’un ruisseau, une grosse loutre, assise sur ses pattes arrière, semblait sourire aux voyageurs. Non loin de là, des chalicothères sauvages broutaient les buissons avec dignité. Ils étaient plus petits que leurs frères apprivoisés, avec un pelage plus sombre. Au bord de la piste, dans l’herbe courte, les champignons foisonnaient : rose corail, rouges à taches blanches, bleu clair avec des lamelles magenta. Un millepattes aussi gros qu’un salami, laqué de rouge, strié de jaune, s’enfuit au bruit des sabots.
Trois appels de trompe résonnèrent alors.
Anna-Maria poussa un soupir. La forêt était soudain en émoi et ce fut dans un concert furieux de cris d’animaux et de gazouillements que la caravane fit la jonction avec l’escorte. Bientôt, la forêt devint clairsemée et ils débouchèrent dans une vaste prairie semblable à un parc, au bord d’une rivière aux eaux calmes, sans nul doute quelque affluent de la Saône. La piste conduisait à d’énormes et vénérables cyprès avant de franchir la porte d’un fort tout à fait semblable à celui où ils avaient passé la nuit.
— Ecoutez-moi, voyageurs ! lança le captal Waldemar, dès que le dernier cavalier fut entré et que la porte fut refermée. Nous allons dormir ici jusqu’au coucher du soleil. Je sais que vous êtes tous très fatigués. Mais suivez mon conseil et prenez un bon bain chaud avant de vous mettre dans les draps. Et mangez, même si vous pensez que vous êtes trop épuisés pour avoir faim. En descendant de selle, n’oubliez pas votre sac personnel. Que ceux qui sont malades ou qui ont une plainte à formuler viennent me voir. Soyez prêts à repartir ce soir après le dîner dès que vous entendrez la trompe. Et s’il vous vient l’envie de prendre le large, pensez aux amphicyons, aux tigres à dents de sabre et à une salamandre que l’on trouve dans le coin. Elle est plutôt maline, grosse comme un Berger de Brie, orange, avec le venin d’un cobra royal. Allez, reposez-vous bien.
Un serviteur en blanc se précipita pour aider Anna-Maria.
— Ma Sœur, dit-il avec sollicitude, vous avez certainement envie d’un bon bain. Après la fatigue du voyage, c’est la meilleure chose au monde pour les muscles. L’eau est chauffée par une pile solaire installée sur le toit, et nous n’en manquons jamais.
— Merci, murmura-t-elle avec peine. C’est sûrement ce que je vais faire.
— Ma Sœur, il y a un service que vous pouvez nous rendre. Du moins, si vous vous en sentez la force…
L’homme était petit, la peau foncée, avec des cheveux grisonnants ébouriffés.
Anna-Maria se dit qu’elle allait tomber sur place si elle ne réussissait pas à s’appuyer contre quelque chose. Mais elle s’entendit dire :
— Bien entendu. Je ferai tout ce que je peux.
Il lui sembla que tous ses muscles protestaient douloureusement.
— C’est-à-dire que nous ne voyons pas souvent de prêtres au fort. Tous les trois ou quatre mois, le Frère Anatoly vient de Finah et Sœur Ruth de Goriah, loin à l’ouest. Il y a près de quinze catholiques ici. Nous vous serions reconnaissants si vous —