Ensuite, les touristes épuisés qui avaient fait un bond de sept cents années jusqu’à la cour du Duc de Berry seraient projetés, avec tout le confort du métro, vers leur nouveau bain de culture, à Versailles. Et Bryan Grenfell et Mercy Lamballe, quand le soir viendrait, descendraient jusqu’au verger et rêveraient de prendre ensemble la mer jusqu’à Ajaccio tout en faisant le compte des papillons survivants.
2.
Stein Oleson
Le klaxon d’alerte retentit dans la salle de permanence de l’appontement central de l’Accumulateur d’Energie de Lisbonne.
— Merde, tant pis, dit la grande Georgina. J’allais m’arrêter de toute façon.
Elle s’empara de l’unité de conditionnement d’air de son scaphandre et marcha lourdement vers les foreuses, le casque sous le bras.
Stein Oleson jeta ses cartes sur la table. Son gobelet d’alcool se renversa et inonda les quelques billets posés devant lui.
— Et moi j’avais une suite au roi ! Le seul pot valable de toute la soirée ! Foutus branleurs de trisomiques ![3]
Il se leva péniblement en bousculant son fauteuil spécial et vacilla un instant sur place. Deux mètres cinquante de violence et de puissante laideur. Il crispa ses servo-poings gantelés et dévisagea avec fureur les autres joueurs.
Dans ses yeux, le rouge de la cornée contrastait étrangement avec le bleu vif de l’iris.
Hubert éclata d’un rire tonitruant. Ce qui ne lui était pas difficile, puisqu’il sortait gagnant de la partie.
— Tu parles d’un paquet, oui ! T’emballe pas, Stein. C’est pas en biberonnant comme ça que t’as amélioré ton jeu.
— Steinie, intervint le quatrième joueur, je t’avais dit de freiner sur la bouteille. Regarde-ça ! Il faut qu’on descende et t’es encore à moitié bourré !
Oleson lui décocha un regard à la fois méprisant et meurtrier. Il se débarrassa de sa tenue de veille, grimpa dans sa propre foreuse et entreprit de s’attacher.
— Ferme ta gueule, Jango. Même ivre-mort, je peux percer mieux que n’importe quel petit camé de bouffeur de sardines de putain de portos !
— Oh, pour l’amour de Dieu ! s’écria Hubert. Est-ce que vous allez arrêter ?
— Essaie donc de faire équipe avec cet abruti d’ivrogne ! fit Jango.
Il se moucha à la façon ibérique, c’est-à-dire sur l’encolure de son scaphandre, puis boucla son casque.
Et c’est moi que tu traites de gros salaud ! lança Oleson.
Tandis qu’ils effectuaient le checking des systèmes, la voix électronique de Georgina, leur chef d’équipe, leur annonça les mauvaises nouvelles.
— Nous avons perdu la conduite principale Cabo da Roca-Açores à 793 kilomètres, ainsi que le tunnel de service. Glissement de force trois et surrection, mais en tout cas la fistule est refermée. Je crois que ça promet, les enfants.
Stein Oleson démarra. Sa machine de 180 tonnes s’éleva à trente centimètres au-dessus du pont, franchit la baie et dégringola la rampe, son empennage battant derrière elle comme la queue d’un dinosaure de fer.
— Madre de deus ! gronda Jango.
Sa machine suivit celle de Stein, respectant scrupuleusement l’intervalle de départ.
— Georgina, ce type-là est une menace. Bon Dieu, dire que je dois faire tandem avec ça ! Je vais te dire : je vais déposer une plainte auprès du syndicat ! Ça te ferait peut-être plaisir à toi de te retrouver avec un demeuré complètement bourré quand tu as le cul au-dessus d’une soupe de basalte en fusion ?
Le rire d’Oleson explosa littéralement dans toutes les oreilles de l’équipe.
— Vas-y, mon mignon ! Dépose ta plainte ! Et trouve-toi un boulot qui n’abîme pas trop ton petit tempérament. Tu pourrais creuser des trous dans le gruyère avec ton —
— C’est fini ces conneries ? lança Georgina d’une voix exaspérée. Hubey, tu feras équipe avec Jango, pour cette fois, et moi j’irai avec Stein.
— Non, Georgina, commença Oleson. Ecoute-moi une minute —
— La question est réglée Stein. (Elle verrouilla le sas.) Rien que toi et ta Toute Belle, Yeux Bleus. Tous les deux face au monde. Et si tu n’as pas dessaoulé avant qu’on arrive sur le coup, je te conseille de recommander ton âme à Jésus. Du large, les enfants !
La porte qui se rabattit devant eux devait mesurer une douzaine de mètres de haut sur autant de large. Elle s’ouvrait sur le tunnel d’entretien qui plongeait sous la mer. Georgina avait programmé les auto-barres des foreuses avec les coordonnées de la cassure et, pour un temps, ils purent se relaxer, bouger un peu dans leur scaphandre ou encore prendre une petite bouffée d’euphorisant pendant que les machines filaient à 500 kilomètres/heure vers le fond de l’océan Atlantique et la catastrophe.
Stein Oleson augmenta sa pression d’oxygène et s’envoya une dose d’aldétox et de Stimuvine. Puis il commanda à son unité alimentaire un litre d’œufs brouillés et de purée de hareng fumé, plus un peu de son « poil du chien » préféré, radical contre la gueule de bois : de l’akvavit.
Une voix bourdonnait dans son casque : « Foutu emmerdeur de barbare. On devrait lui mettre des cornes de vache sur le casque et un caleçon en peau d’ours sur son cul de plomb ! »
Stein sourit malgré lui. Dans ses rêves, il se voyait en Viking. Ou plutôt, étant donné qu’il avait des gènes norvégiens et suédois, en pillard Varègue fonçant vers le sud, écumant l’ancienne Russie sur son passage. Ça devait être merveilleux de pouvoir répondre aux insultes à coups de hache ou d’épée, sans être jamais barré par les contraintes stupides de la civilisation ! Laisser monter la colère jusqu’à y voir rouge, jusqu’à ce qu’elle gonfle ses muscles en vue de la bataille ! Prendre de force de superbes filles blondes qui ne tardaient pas à s’offrir avec toute la douceur du monde ! Oui, c’était pour une telle existence qu’il était fait.
Mais, malheureusement pour Stein Oleson, toute trace de sauvagerie avait été effacée de la culture humaine avec l’Age Galactique. Seuls quelques sociologues nourrissaient encore quelque nostalgie à cet égard. Quant aux subtilités des nouveaux barbares psychiques, elles dépassaient la compréhension de Stein.
C’était un ordinateur qui avait eu pitié de lui qui lui avait offert ce boulot excitant et dangereux mais, au fond de lui, son âme demeurait insatisfaite. Il n’avait jamais songé à émigrer vers les étoiles car, dans le Milieu Galactique, I’Eden primitif n’existait sur aucune des colonies humaines. Les germes de l’humanité avaient trop de valeur pour qu’on pût les laisser s’éparpiller dans un retour au néolithique. Chacun des 783 nouveaux mondes habités par les hommes était totalement civilisé, régi par l’éthique du Concilium et tenu de contribuer à la lente fusion vers l’Ensemble. Ceux qui aspiraient à retrouver leurs racines devaient se contenter de visiter les tristes reconstitutions des hauts lieux de la culture ancienne ou, mieux, des Grands Spectacles superbement orchestrés, presque authentiques jusqu’au moindre détail, et qui permettaient à chacun de pouvoir retrouver des moments choisis de son patrimoine culturel.
Stein était né sur le Vieux Monde et il était encore presque un adolescent quand, avec d’autres étudiants, il avait fait le voyage de Chicago en Scandinavie pour la Saga des Fjords. Ejecté d’une Barque d’invasion, il s’était vu infliger une lourde amende pour s’être lancé au milieu d’une mêlée guerrière (reconstituée) et avoir tranché le bras d’un Nordique velu pour sauver une jeune Britannique du viol. Après trois mois dans une cuve de régénération, l’acteur s’était montré philosophe devant son agresseur bourré de remords. « Ce sont les risques du métier, fils », lui avait-il dit.
3
Trisomique : dont la cellule possède un chromosome supplémentaire, comme chez le mongolien, par exemple.