— Hubert, tu t’occupes du reforage de la ligne, dit Georgina.
La rage et l’humiliation tordirent aussitôt les tripes de Stein. Un goût amer et acide de bile et de hareng lui monta jusque dans la gorge. Il avala. Lutta pour reprendre son souffle. Et attendit.
— Jang, toi tu suis Hubey pour le renforcement jusqu’au miroir. Tu t’occupes de ça ensuite. Steinie, toi et moi, on va ouvrir ce tunnel.
— Comme tu voudras, Georgina, dit-il calmement.
Il appuya sur la touche de droite. Un rayon blanc-vert jaillit du nez de la machine. Lentement, les deux foreuses commencèrent à se frayer un chemin dans la cascade de blocs noirs bouillonnante tandis que de petits robots se précipitaient à la poursuite des débris.
3.
Richard Voorhees
Tout le clan des Voorhees était parti pour l’espace lointain presque immédiatement après la Grande Intervention. Ce qui n’avait rien d’inattendu de la part de descendants des navigateurs de la Nouvelle Amsterdam et de quatre générations de pilotes de l’U.S. Navy. La soif d’horizons nouveaux était inscrite dans les gènes des Voorhees.
Richard Voorhees et ses deux aînés, Farnum et Evelyn, étaient nés sur Assawompset, l’un des plus anciens mondes « américains ». Leurs parents appartenaient à la Quatorzième Flotte. Far et Evvie avaient poursuivi la tradition familiale : ils étaient tous deux officiers de ligne. Evvie était commandant d’un courrier diplomatique et Far était officier-en-second sur l’un des transporteurs géants de colonisation qui avaient la dimensions d’astéroïdes. Ils s’étaient tous deux comportés brillamment pendant la Rébellion Métapsychique des « 80 », pour l’honneur de l’humanité entière et celui du nom de la famille.
Et puis, il y avait eu Richard.
Lui aussi avait gagné les étoiles. Mais il n’était pas au service du gouvernement. Il ne supportait pas la vie militaire et faisait montre d’une xénophobie excessive. Des représentants des cinq races Exotiques visitaient régulièrement la Base d’Assawompset et Richard n’avait cessé de les craindre et de les haïr depuis son enfance. Plus tard, à l’école, il trouva une base rationnelle à sa répulsion en étudiant l’histoire du demi-siècle qui avait précédé l’intervention sur la Vieille Terre. Les visites et les investigations de plus en plus poussées des anthropologues du Milieu avaient sérieusement troublé et même terrifié l’humanité durant cette période. Les Krondaku s’étaient rendus coupables de certaines expériences particulièrement rudes, et certains équipages venus des mondes Simbiari s’étaient abaissés jusqu’à commettre des méfaits parmi la population terrestre sous le poids de l’ennui, au bout de longues périodes de surveillance.
Le Concilium Galactique s’était montré sévère à l’égard de ces transgressions qui, fort heureusement, avaient été des exceptions. Néanmoins, la vieille psychose de l’« invasion extra-terrestre » persistait encore dans le folklore de l’humanité bien après que l’intervention eut ouvert le chemin des étoiles. Les manifestations d’une xénophobie atténuée étaient encore assez courantes chez les colons humains, mais rares étaient ceux qui faisaient preuve d’autant de violence que Richard Voorhees.
Ses problèmes d’inadaptation personnelle ne firent qu’attiser ses craintes irrationnelles d’enfant, elles se changèrent en haine pure avec l’âge adulte. Richard, refusant de servir le Milieu, se tourna vers une carrière spatiale commerciale. Il pourrait ainsi choisir ses compagnons d’équipage et les ports qu’il voulait visiter. Farnum et Evelyn essayèrent de comprendre les problèmes de leur frère, mais Richard savait parfaitement que les officiers de la Flotte le méprisaient en secret.
— Notre frère le commerçant, disaient-ils en riant. Ma foi, ce n’est pas si mal de finir comme pirate !
Durant vingt ans, Richard apprit à se faire rembarrer avec bonne humeur, tout en suivant son chemin. De manœuvre spatial, il passa second maître, puis capitaine sous contrat avant de devenir son propre armateur. Vint un jour où, au Port Stellaire de Bedford, il put enfin admirer la coque élancée, longue de trois cents mètres, du CSS Wolverton Mountain qui était enfin à lui. C’était un vaisseau rapide qui avait appartenu à une haute personnalité. Il était équipé de puissants translateurs supra-luminiques mais également de propulseurs non-inertie exceptionnellement importants pour les voyages infra-luminiques. Voorhees fit supprimer les quartiers des passagers et reconvertit ainsi tout le bâtiment en cargo express, car il savait que c’était là qu’il y avait de l’argent à gagner.
Il fit savoir partout qu’il n’existait pas de voyage trop long ni trop dangereux pour lui, qu’il n’y avait pas de risque qu’il ne fût prêt à courir pour convoyer telle ou telle cargaison rare ou urgente en n’importe quel point de la galaxie.
Et les clients affluèrent.
Dans les années qui suivirent, Richard Voorhees réussit à rallier huit fois l’effroyable région du Centre Galactique avant que les colonies précaires qui s’y étaient installées ne soient abandonnées. Il brûla quatre réserves de cristaux à champ d’énergie upsilon et sauva de peu son propre système nerveux dans une course record vers l’amas d’Hercule. Il transportait des médicaments, des pièces mécaniques de première nécessité et du matériel de survie. Il ramenait sur le Vieux Monde des échantillons de minerais et de micro-organismes suspects que les colonies humaines les plus lointaines confiaient aux laboratoires. Sur Bafut, il empêcha une catastrophe eugénique en apportant du sperme de remplacement. Il avait adouci les dernières heures d’un nabab en convoyant une précieuse bouteille de Jack Daniel’s de la Terre au lointain Système de Cumberland. Ainsi, Richard Voorhees était devenu riche et presque célèbre. Il s’offrit un traitement de jouvance, se prit d’amour pour les avions anciens, la cuisine, les vins de la Terre, les femmes, plus particulièrement les danseuses, se fit pousser une splendide moustache noire et déclara à son frère aîné et à sa sœur qu’ils pouvaient désormais aller se faire avoir ailleurs.
C’est ainsi qu’un certain jour de l’année 2110, Richard planta en terre le germe de sa propre ruine.
Comme d’habitude, il était seul sur la passerelle du Wolverton Mountain, dans les tréfonds gris et négatifs du sub-espace, lancé vers le système d’Orissa, isolé à 1870 années-lumière au sud du Plan Galactique. L’essentiel de sa cargaison était constitué par un temple de Jagannath, aussi colossal que complexe, avec ses images sacrées et tout le matériel, destiné à remplacer un complexe religieux qui avait été détruit accidentellement sur une planète colonisée par des Hindi. En se servant d’outils anciens et de modèles qui avaient disparus de l’environnement stellaire, les artisans du Vieux Monde avaient su recréer une réplique parfaite, mais cela leur avait pris bien trop de temps. Le contrat de Voorhees stipulait qu’il devait transporter le temple et les statues jusqu’au système d’Orissa dans un délai de dix-sept jours, avant la cérémonie du Rath Yatra au cours de laquelle l’effigie du dieu devait être promenée solennellement du temple à sa demeure estivale. En cas de retard, les fidèles devraient commémorer cette fête sainte sans leur édifice sacré et sans images de leur dieu, et le prix du transport serait réduit de moitié. C’était un prix très élevé.
Voorhees était certain de pouvoir respecter le délai. Il programma un caténaire hyperspatial serré, se munit d’une réserve de drogue pour lutter contre la douleur si jamais il venait à émerger trop tôt dans la superficie et se prépara à jouer aux échecs avec l’ordinateur-guide et à bavarder avec les différents programmes de son vaisseau. Car le Wolverton était totalement automatique, à l’exception de son commandant. Richard, pourtant, gardait des vestiges sociaux qui l’avaient amené à programmer les systèmes robotisés avec des identités et des voix différenciées. Il avait adjoint à leurs programmes les dernières nouvelles à scandale des mondes qu’il préférait, des plaisanteries de toutes sortes et des heures de bavardage ordinaire. Le tout devant l’aider à tuer le temps.