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LA SENSIBILITÉ. — En es-tu sûr, cet étranger est arrivé de la vallée, un soir d’orage, personne ne le connaissait.

LA VOLONTÉ. — Oui, il est tombé chez nous comme un cerf-volant perdu.

L’HOMME. — Bavardage inutile.

L’INTELLIGENCE. — J’en ai entendu bien d’autres moi !

L’HOMME. — Voyons.

L’INTELLIGENCE. — Ce Monsieur…

LA SENSIBILITÉ. — Est un grand criminel, peut-être, qui s’est réfugié dans notre vallée pour se mieux cacher.

L’HOMME. — Un criminel ! Voilà, mais qu’est-ce qu’un criminel ? Que penses-tu de l’éclair, ô ma chère sensibilité, que penses-tu de cette fleur sauvage et brillante que les montagnes mettent parfois dans leurs cheveux ? L’éclair est-il un criminel, ou une divinité bienfaisante, et dis-moi encore, toi l’intelligence, ce que tu penses de l’imagination.

L’INTELLIGENCE. — Je n’aime pas l’incertitude.

À ce moment apparaît L’IMAGINATION, tel que l’intelligence l’a décrit : c’est un vieillard grand et maigre, avec des moustaches à la Habsbourg, une longue redingote fourrée, et un bonnet à poils ; sa figure est animée de tics nerveux ; quand il parle, il fait le geste de saisir le parement imaginaire d’un interlocuteur invisible ; il tient sous son bras Au 125, Boulevard Saint-Germain, par Benjamin Péret. Une seule chose paraît vraiment bizarre en lui : c’est qu’il marche avec un patin à roulettes au pied gauche, le droit posant directement à terre. Il s’avance vers l’homme et lui dit :

DISCOURS DE L’IMAGINATION

À la guerre comme à la guerre : vous tous avec votre façon de faire contre fortune bon cœur, vous aviez compté sans moi. D’une illusion à l’autre, vous retombez sans cesse à la merci de l’illusion Réalité. Je vous ai tout donné pourtant : la couleur bleue du ciel, les Pyramides, les automobiles. Qu’avez-vous à désespérer de ma lanterne magique ? Je vous réserve une infinité de surprises infinies. Le pouvoir de l’esprit, je l’ai dit en 1819 aux étudiants d’Allemagne, on en peut tout attendre. Voyez comme déjà de pures créations chimériques vous ont rendus maîtres de vous-mêmes. J’ai inventé la mémoire, l’écriture, le calcul infinitésimal. Il y a encore des découvertes premières qu’on n’a pas soupçonnées, qui feront l’homme différent de son image comme la parole le distingue à sa grande ivresse des créatures muettes qui l’entourent. Que marmonnez-vous ainsi ? Il ne s’agit pas de progrès : je ne suis qu’un marchand de coco, et ma neige à moi, votre manne, du souvenir à la méthode expérimentale, reconnaissez la griserie en elle du mirage. Tout relève de l’imagination et de l’imagination tout révèle. Il paraît que le téléphone est utile : n’en croyez rien, voyez plutôt l’homme à ses écouteurs se convulsant, qui crie Allô ! Qu’est-il, qu’un toxicomane du son, ivre-mort de l’espace vaincu et de la voix transmise ? Mes poisons sont les vôtres : voici l’amour, la force, la vitesse. Voulez-vous des douleurs, la mort ou des chansons ?

Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience, des frontières de l’abîme. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans les drogues sinon un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’absolu. Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la forme de livres, de poèmes. Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant toute concurrence ce ferment mortel duquel il est grand temps de généraliser l’usage. C’est le génie en bouteille, la poésie en barre. Achetez, achetez la damnation de votre âme, vous allez enfin vous perdre, voici la machine à chavirer l’esprit. J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, fils de la frénésie et de l’ombre. Entrez entrez, c’est ici que commencent les royaumes de l’instantané.

Les dormeurs éveillés des mille et une nuits, les miraculés et les convulsionnaires, que leur envieriez-vous, haschischins modernes, quand vous évoquerez sans instrument la gamme jusqu’ici incomplète de leurs plaisirs émerveillés, quand vous vous assurerez sur le monde un tel pouvoir visionnaire, de l’invention à la matérialisation glauque des clartés glissantes de l’éveil, que ni la raison ni l’instinct de conservation, malgré leurs belles mains blanches, ne sauront vous retenir d’en user sans mesure, envoûtés par vous-mêmes jusqu’à ce que, fichant en guise d’épingle une si belle image au croisillon mortel de votre cœur, vous deveniez enfin pareils à l’homme qu’une seule femme à tout jamais fixa et qui n’est plus qu’un papillon cloué à ce liège adorable ? Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses : car chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. Et il y a pour chaque homme une image à trouver qui anéantit tout l’Univers. Vous qui entrevoyez les lueurs orange de ce gouffre, hâtez-vous, approchez vos lèvres de cette coupe fraîche et brûlante. Bientôt, demain, l’obscur désir de sécurité qui unit entre eux les hommes leur dictera des lois sauvages, prohibitrices. Les propagateurs de surréalisme seront roués et pendus, les buveurs d’images seront enfermés dans des chambres de miroirs. Alors les surréalistes persécutés trafiqueront à l’abri de cafés chantants leurs contagions d’images. À des attitudes, à des réflexes, à de soudaines trahisons de la nervosité, la police suspectera de surréalisme des consommateurs surveillés. Je vois d’ici ses agents provocateurs, leurs ruses, leurs souricières. Le droit des individus à disposer d’eux-mêmes une fois de plus sera restreint et contesté. Le danger public sera invoqué, l’intérêt général, la conservation de l’humanité tout entière. Une grande indignation saisira les personnes honnêtes contre cette activité indéfendable, cette anarchie épidémique qui tend à arracher chacun au sort commun pour lui créer un paradis individuel, ce détournement des pensées qu’on ne tardera pas à nommer le malthusianisme intellectuel. Ravages splendides : le principe d’utilité deviendra étranger à tous ceux qui pratiqueront ce vice supérieur. L’esprit enfin pour eux cessera d’être appliqué. Ils verront reculer ses limites, ils feront partager cet enivrement à tout ce que la terre compte d’ardent et d’insatisfait. Les jeunes gens s’adonneront éperdument à ce jeu sérieux et stérile. Il dénaturera leur vie. Les Facultés seront désertes. On fermera les laboratoires. Il n’y aura plus d’armée possible, plus de famille, plus de métiers. Alors, devant cette désaffection croissante de la vie sociale, une grande conjuration se formera, de toutes les forces dogmatiques et réalistes du monde, contre le fantôme des illusions. Elles vaincront, ces puissances coalisées du pourquoi pas et du vivre quand même. Ce sera la dernière croisade de l’esprit. Pour cette bataille perdue d’avance, je vous engage donc aujourd’hui, cœurs aventureux et graves, peu soucieux de la victoire, qui cherchez dans la nuit un abîme où vous jeter. Allons, le rôle est ouvert. Passez au guichet que voici.

Ce que l’imagination désigne ainsi d’un index translucide, c’est la petite baraque en bois où l’on délivre des places pour le Théâtre Moderne. Elle est accotée à une palissade grise, qui prend à l’heure du couchant des tons de grive, dans laquelle s’ouvre une porte de la librairie Flammarion. Une caissière à chaque fois que vous traversez son champ optique psalmodie derrière son guichet le prix des fauteuils et la nature des attraits de sa maison, desquels trois ou quatre photographies accrochées à la cabane donnent une idée simple et suffisante. Ce sein, ces jambes résument clairement l’intention des auteurs, comme aux portes des cinémas les images avec revolver braqué, barque emportée par les torrents, cow-boy pendu par les pieds. Et c’est pour rien :