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Au-delà de la palissade, jusqu’au corridor traversier, s’étend l’Hôtel de Monte-Carlo, qui dépasse ces limites aux étages, et qui franchit même transversalement la galerie à l’entrée du passage, évoquant invinciblement pour moi à ce niveau l’image du Pont des Soupirs, tel que je le connais d’après les cartes postales. Au rez-de-chaussée, l’Hôtel de Monte-Carlo laisse apercevoir par une façade vitrée à petits carreaux Louis XVI, aux barreaux blancs, un grand hall large et bas, tout à fait mélancolique, où se morfondent sous un lustre de cristal à pendeloques des plantes vertes et des voyageurs. Ceux-ci dans les fauteuils de paille lisent les journaux exotiques qu’on ne trouve à Paris que sur les boulevards. Monde cosmopolite assez particulier et particulièrement calme, souvent pittoresque, et presque toujours fatigué. Ces joueurs lassés n’échouent ici qu’après de belles expériences, mais qu’ils ont usé le globe avec leurs pas traînards ! Certains s’asseyent dans la galerie comme à une terrasse. Ils ont l’air d’attendre. Quoi ? Ce bonheur désiré n’arrivera jamais. Vous pouvez partir.

En face de l’hôtel, la loge du gardien du passage surveille une sorte de petit défilé par lequel on a accès sur une courette. À côté de la loge avec ses charmants rideaux au crochet, nous allons pouvoir faire une petite halte : c’est le cireur, cela ne coûte que douze sous et nous sortirons de là avec des soleils au pied. Ce sont, comme on dit, de bien belles boutiques modernes que les cireurs. Quel esprit décoratif dans les boîtes de brillant, malgré leur américanisme, et le peu d’ingéniosité apporté dans leur étalage. Et puis les cireurs voyez-vous, quels gens exquis ! Toute la politesse du monde, une façon de vous faire attendre un temps infini, tandis qu’ils frottent inexplicablement des souliers déjà aveuglants de reflets, emportés sans doute par la passion de leur art. Art mineur je le concède, mais art art art. On peut sans doute regretter l’étrange absence de toute métaphysique dans l’art du cireur. Peut-être serait-il moins contestable s’il tenait un peu mieux compte des récentes acquisitions de l’esprit. On peut regretter aussi que dans une civilisation comme la nôtre les cireurs n’aient guère fait que des progrès techniques sur leurs prédécesseurs romantiques. C’est plutôt dans le décor de leurs boutiques qu’ils ont jusqu’ici exercé leurs facultés inventives. La grande découverte dans ce domaine fut celle des fauteuils surélevés, desquels on dit que l’idée vint à un cireur new-yorkais, ou suivant d’autres auteurs à un cireur italien, qui avait débuté tout jeune dans les bars et médité sur la commodité des hauts tabourets de comptoir pour l’exercice de sa profession. Ces estrades au pied desquelles l’artiste cireur volontairement s’humilie sont extrêmement propres à la rêverie. Si les savants se faisaient cirer les souliers, quelles magnifiques machines, quelles conceptions grandioses de l’univers sortiraient des bras des fauteuils des cireurs ! Mais voilà bien le malheur : les savants gardent des chaussures sales, et des ongles douteux. Ce ne sont donc pas des savants, ces passagers d’un navire immobile, ces promeneurs qui viennent ici se dépouiller de la boue et de la poussière pour accéder à la méditation, et qui sans doute ont le cœur tout occupé d’un grand amour. Des poètes ? qui sait, des officiers en retraite, des escrocs, des boursiers, des courtiers, des placiers, des chanteurs, des danseurs, des déments précoces, des persécutés, jamais de prêtres, mais des cœurs élégiaques, des camelots millionnaires, des espions, des conspirateurs, des politiciens pervertis par les conseils d’administration, des policiers en bourgeois, des garçons de café à leur jour de sortie, des journalistes et des protestants, des étrangers, des assassins, des employés au ministère des Colonies, des maquereaux, des book-makers et des fantômes. Si j’étais fantôme, c’est ici que je reviendrais. Je donnerais mes souliers à reluire, et spectralement je me tiendrais dans un de ces trônes de hasard comme une statue de la Hantise. Le Commandeur tel que je l’imagine, c’est chez un cireur qu’il vient s’asseoir à côté de Don Juan. Celui-ci se perdait déjà dans les chimères. Il fumait. Aujourd’hui Don Juan fume. Il se préparait à une nouvelle aventure. Il lui fallait des souliers propres. C’étaient de jolis souliers à piqûres. Piqûres à fond crème sur des cuirs noir et brun, coupés de cuir blanc. Arlequin de pied. Avec des semelles de crêpe, et des talons de caoutchouc lamellé. Souliers pour l’adultère et la plage. Une sorte de verrou de sûreté des pas, garanti silencieux. Don Juan a pris le goût de ces chaussures caramel et chantilly à la vue d’un film de Los Angeles. Il a fait tout Paris pour en trouver, et enfin c’est à un laissé-pour-compte du quartier Saint-Georges qu’il a déniché cette paire qu’un nègre avait commandée dans un moment de splendeur avant que l’huissier, la cocaïne et la nonchalance le forçassent à s’en passer. Il n’y pense guère, Don Juan, et le nègre est à cent lieues de là, dans un dancing de province, entre une chaise cannée et un buvard réclame Tommysette, Don Juan somnole et se berce, les pieds à vau-l’eau du cirage. Don Juan s’abandonne et s’égare dans un dessin rose de chemise à trou-trou. Il entend négligemment la conversation du cireur avec son voisin. C’est la quatrième fois du jour que ce client revient, cinq fois en tout. Il explique que la rue Grange-Batelière est particulièrement poussiéreuse, qu’on se salit terriblement dans la rue Réaumur. Encore un fou, mais je connais pourtant cette voix. Levant la tête, Don Juan reconnaît le Commandeur. O destin, destin maniaque, te voilà donc tout près de moi. Le Commandeur est décoré du Christ de Portugal, ça singe la Légion d’honneur. Mon cher Seigneur, j’avais hésité entre ce cireur, celui du 12 du même passage (Rue Chauchat), et celui du passage Verdeau : au reste c’est la même maison, Brondex. Enfin je suis entré ici et vous voilà : je ne m’étais donc pas trompé. Vous permettez que l’on me cire ? J’ai rendez-vous, et le dessus de lit est formé par des motifs de filet représentant les saisons et les travaux d’Hercule, incrustés dans la broderie anglaise en encorbellements. Voyez-vous que la précipitation y vienne poser des souliers maculés ? « Veuillez, dit le Commandeur, votre cigarette s’éteint, accepter de moi ce cigare. » Moment précieux, Don Juan prend le cigare que lui tend le spectre. Ce spectacle ne peut se supporter, je quitte le cireur pour le marchand de timbres-poste.

O philatélie, philatélie : tu es une bien étrange déesse, une fée un peu folle, et c’est toi qui prends par la main l’enfant qui sort de la forêt enchantée où se sont finalement endormis côte à côte le Petit Poucet, l’Oiseau Bleu, le Chaperon Rouge et le Loup, c’est toi qui illustres alors Jules Verne et qui transportes par-delà les mers avec tes papillons de couleur les cœurs les moins préparés au voyage. Que ceux qui comme moi se sont fait une idée du Soudan devant un petit rectangle bordé de carmin où chemine sur fond bistre un blanc burnous monté sur un méhari, que ceux qui furent familiers de l’empereur du Brésil prisonnier de son cadre ovale, des girafes du Nyassaland, des cygnes australiens, de Christophe Colomb découvrant l’Amérique en violet, à demi-mot me comprennent ! Mais ce ne sont plus ces collections de prix divers que nous avons connues, qui ornent de reflets fatigants tout l’étal de la boutique où nous voici. Édouard VII a déjà l’air d’un monarque ancien. De grandes aventures ont bouleversé nos compagnons d’enfance, les timbres, que mille liens de mystère attachent à l’histoire universelle. Voici les nouveaux venus qui tiennent compte d’une récente et incompréhensible répartition du globe. Voilà les timbres des défaites, les timbres des révolutions. Oblitérés, neufs, que m’importe ! Je ne comprendrai jamais rien à toute cette histoire et géographie. Surcharges, surtaxes, vos noires énigmes m’épouvantent : elles me dérobent un souverain inconnu, un massacre, des incendies de palais, et la chanson d’une foule qui marche vers un trône avec ses pancartes et ses revendications.