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Il n’y a pas de surprise, le prix est sur la porte, au-dessus de la porte dans la lanterne bleue et blanche qui s’éclaire le soir. Je veux parler librement des cabinets qui séparent Certâ de la boutique de timbres. Je ne sais quelle défaveur primaire est jetée sur ces établissements. Cela suppose de la part des hommes des représentations vulgaires et bien peu de force nostalgique. De la galerie regardez pourtant le lavabo entrouvert où cette femme charmante se farde, et comprenez ce qu’est ce lieu, où la beauté se recompose après une crise naturelle, et l’accomplissement d’un besoin qui a sa grandeur. La toilette, ses détails infinis, j’en ai toujours chéri le spectacle. Jadis, dans un grand café où j’avais des habitudes quotidiennes, le prétexte de vagues études médicales auxquelles je me suis, enfant, laissé aller, et quelques relations recommandables, m’avaient donné le privilège de séjourner dans le lavabo des dames, et j’aimais y rester, oisif et complaisant pour l’une et l’autre, à surprendre ces transformations adorables des femmes que leur nature vient d’un peu défaire, et que leur art restitue à la séduction. Les variations infinies de leur maintien, leurs manières bouleversantes de se comporter, leurs pudeurs et leurs impudeurs, jusqu’à la grossièreté qu’elles se croyaient alors permise, leur dignité parfois, leur majesté même, je ne me lasssais pas de me tenir dans ce lieu de transition où se dénouait l’esprit de la luxure. Il naissait une curieuse ardeur de la diversité des attitudes. Souvent les voyageuses de ce train fuyard s’y prenaient d’un goût mutuel, et cela rapprochait des mains ou des lèvres. Geste de la bouche qui se tend au fard, nuage de poudre, et vous lilas factices qui vous épanouissez devant moi sous les yeux.

Voici que j’atteins le seuil de Certa, café célèbre duquel je n’ai pas fini de parler. Une devise m’y accueille sur la porte au-dessus d’un pavois qui groupe des drapeaux :

« AMON NOS AUTES »

C’est ce lieu où vers la fin de 1919, un après-midi, André Breton et moi décidâmes de réunir désormais nos amis, par haine de Montparnasse et de Montmartre, par goût aussi de l’équivoque des passages, et séduits sans doute par un décor inaccoutumé qui devait nous devenir si familier ; c’est ce lieu qui fut le siège principal des assises de Dada, que cette redoutable association complotât l’une de ces manifestations dérisoires et légendaires qui firent sa grandeur et sa pourriture, ou qu’elle s’y réunît par lassitude, par désœuvrement, par ennui, ou qu’elle s’y assemblât sous le coup d’une de ces crises violentes qui la convulsaient parfois quand l’accusation de modérantisme était portée contre un de ses membres. Il faut bien que j’apporte à en parler une sentimentalité incertaine.

Délicieux endroit au reste, où règne une lumière de douceur, et le calme, et la fraîche paix, derrière l’écran des mobiles rideaux jaunes qui dérobent tour à tour et dévoilent au consommateur assis près des grandes vitres descendant jusqu’à terre, qui dévoilent et dérobent tour à tour la vue du passage, suivant que la main énervée d’attente tire ou tend leur soie plissée. La décoration y est brune comme le bois, et le bois y est partout prodigué. Un grand comptoir occupe la majeure partie du fond du café. Il est surplombé par des fûts de grande taille avec leurs robinets. À droite, au fond, la porte du téléphone et du lavabo. À gauche, un petit retrait sur lequel je reviendrai, s’ouvre à la partie moyenne de la pièce. Celle-ci, l’essentiel de son mobilier est que les tables n’y sont pas des tables, mais des tonneaux. Il y a dans la grande pièce deux tables, l’une petite, l’autre grande, et onze tonneaux. Autour des tonneaux sont groupés des tabourets cannés et des fauteuils de paille : vingt-quatre de chaque espèce environ. Encore faut-il distinguer : presque chaque fauteuil de paille est différent de son voisin. Confortables, au reste, toujours, quoique inégalement. Je préfère les plus bas, ceux qui ont une partie à claire-voie dans le haut du dossier. On est bien assis chez Certa, et cela vaut qu’on le souligne. Quand nous entrons, nous voyons à notre gauche un paravent de bois, et à notre droite un porte-manteau. Après celui-ci un tonneau et ses sièges. Contre le mur de droite quatre tonneaux et leurs sièges. Puis vers le lavabo un nouveau paravent de bois. Entre celui-ci et le comptoir, un radiateur, le meuble où se trouvent les annuaires, la grande table et ses sièges. En avant du comptoir et jusqu’à l’entrée du retrait que je signalais à la partie moyenne du mur de gauche, trois tonneaux et leurs sièges. Au milieu deux tonneaux et leurs sièges. À l’entrée du retrait une petite table et un fauteuil. Enfin entre le retrait et la porte du passage, à l’abri de celle-ci grâce au paravent de bois, un dernier tonneau, et ses sièges. Pour le retrait, on y trouve trois tables serrées sur le même rang, avec, au fond, une seule banquette de molesquine qui en tient toute la largeur, des chaises à l’opposé de la banquette, et dans le coin droit distal, un petit radiateur à gaz mobile, très appréciable en hiver. Ajoutez des plantes vertes à côté du comptoir, et au-dessus de celui-ci des étagères à bouteilles, la caisse à son extrémité gauche, près d’une porte fermée par une draperie, généralement relevée. Enfin, à la caisse, ou assise à la table du fond par moments, laissant couler le temps, une dame qui est aimable et qui est jolie, et dont la voix est si douce, que, je le confesse, je téléphonais souvent autrefois au Louvre 54-49 pour le seul plaisir de m’entendre dire : « Non, Monsieur, personne ne vous a demandé », ou plutôt : « Il n’y a personne des Dadas, Monsieur. » C’est qu’ici le mot dada s’entend un peu différemment d’ailleurs, et avec plus de simplicité. Cela ne désigne ni l’anarchie ni l’anti-art ni rien de ce qui faisait si peur aux journalistes3 qu’ils préféraient désigner ce mouvement du nom de Cheval d’enfant. Être dada n’est pas un déshonneur, cela désigne et voilà tout, un groupe d’habitués, des jeunes gens un peu bruyants parfois, peut-être, mais sympathiques. On dit : un dada, comme on dit : le monsieur blond. Un signe distinctif en vaut un autre. Et même dada est si bien passé dans les mœurs qu’on appelle ici dada un cocktail.

Je veux consacrer un long paragraphe reconnaissant aux consommations de ce café. Et tout d’abord à son porto. Le porto Certâ se prend chaud ou froid, il en existe diverses variétés, que les amateurs apprécieront. Mais le porto rouge ordinaire, qui vaut deux francs cinquante, est déjà si recommandable que je craindrais de lui nuire en parlant des autres. Je suis au regret de dire que le bon porto se fait de plus en plus rare à Paris. Il faut aller chez Certa pour en boire. Le patron m’assure que ce n’est pas sans sacrifice qu’il arrive à fournir celui-ci à sa clientèle. Il y a des portos dont le goût n’est pas mauvais, mais qui sont en quelque sorte labiles. Le palais ne les retient pas. Ils fuient. Aucun souvenir n’en demeure. Ce n’est pas le cas du porto de Certa : chaud, ferme, assuré, et véritablement timbré. Et le porto n’est pas ici la seule spécialité. Il y a peu d’endroits en France où l’on possède une gamme pareille de bières anglaises, stout et ales, qui vont du noir au blond par l’acajou, avec toutes les variations de l’amertume et de la violence. Je vous recommande, ce n’est pas le sentiment de la plupart de mes amis (Max Morise excepté) qui ne le goûtent pas comme moi, le strong ale à deux francs cinquante : c’est une boisson déconcertante. Je recommanderai encore le Mousse Moka, toujours léger et bien lié, le Théatra Flip et le Théatra Cocktail, pour des usages divers, ces deux derniers oubliés dans le tableau suivant :