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Tableau situé dans la petite pièce, au-dessus duquel figurait, pour une consommation dont le nom m’échappe, une pancarte-réclame peinte par un des anciens garçons dans le goût des tableaux mécaniques de Francis Picabia, et qui a disparu depuis quelque temps. Un des charmes des cafés est dans les petites pancartes accrochées un peu partout ainsi, qui sont à profusion chez Certa, qu’elles vantent le Martini, le Bovril, la Source Carola ou le W. M. Youngers Scotch Ale. Parfois elles se succèdent en cascade :

Tout cela est d’ailleurs excellent, sans reproche. Et si vous avez l’envie d’un consommé, prenez un Bovril : on vous le servira avec du sel de céleri dont vous me direz des nouvelles, que vous devrez employer sans ménagement. Qu’on ne m’accuse pas de partialité envers Certa : je vais enfin lui faire un grief, le seul que je voie. Je n’aime pas beaucoup la façon dont on y sert le café filtre : pour enlever le filtre, qui est un pot de métal, sans se brûler il faut se servir de deux petites cuillers croisées placées dans la poignée et ce n’est pas sans difficulté. De plus le consommateur solitaire n’en a pas la possibilité. Ensuite, où poser le filtre qui continue toujours à goutter un peu ? On n’a guère à sa disposition que la soucoupe de verre guilloché dans laquelle se trouvait le sucre, et si on aime le café peu sucré, on y a laissé un morceau. Alors, ou l’on salit la table, ou l’on gâche un morceau de sucre. C’est là tout ce que j’ai à reprendre chez Certa. Sans quoi tout n’y est-il pas parfait ? Il n’y fait jamais trop froid, la maison est bien chauffée ; jamais trop chaud, l’été c’est comme une grotte et les ventilateurs sont bons. Sauf le samedi soir ce lieu n’est guère envahi. On y est complaisant, indulgent même. Et encore que depuis cinq années j’y aie vu passer bien des garçons, presque tous étaient la politesse et la discrétion mêmes, faisaient bien les cocktails, étaient plus ou moins artistes, et montraient de la finesse à faire les commissions. Le garçon actuel, René, est dans cette tradition. Il dessine des projets d’affiches humoristiques contre les expropriations, qui sont traités dans la manière des caricatures pamphlétaires contre l’Angleterre et les pantalons à pont, telles qu’on les aimait au temps du Directoire. C’est l’instant de dire aussi quel homme plein de réserve et de tact est le patron de cette maison. Je l’ai vu se tirer d’affaire vis-à-vis de consommateurs d’humeur fâcheuse ou de conduite difficile à bien apprécier, avec un esprit qui lui fait honneur. Il mérite un meilleur sort que celui que lui réserve une municipalité inconsciente, qui songe plutôt à agrandir les rues de sa ville qu’à y préserver et à y encourager une urbanité si rare et des dons de courtoisie qu’on voit de plus en plus disparaître des lieux publics parisiens. Je souhaite que le patron de Certa, quand les démolisseurs l’auront chassé, ouvre ailleurs un café ou un bar, duquel je prendrai plaisir à être le client4. Il est agréable, il est réconfortant de sentir autour de soi, grâce à la discrète intelligence d’un tel homme, une atmosphère de cordialité et de douceur comme celle qui est soigneusement entretenue chez Certa.

Je voudrais qu’on retînt un pareil exemple comme celui d’un Vatel ou d’un Montagné. On n’a pas assez l’habitude de faire porter l’esprit critique sur le rôle des patrons de bar. Ce sont des gens qui tiennent une place effective dans l’entretien de la véritable civilisation.

Et dans cette paix enviable, que la rêverie est facile. Qu’elle se pousse d’elle-même. C’est ici que le surréalisme reprend tous ses droits. On vous donne un encrier de verre qui se ferme avec un bouchon de champagne, et vous voilà en train. Images, descendez comme des confetti. Images, images, partout des images. Au plafond. Dans la paille des fauteuils. Dans les pailles des boissons. Dans le tableau du standard téléphonique. Dans l’air brillant. Dans les lanternes de fer qui éclairent la pièce. Neigez, images, c’est Noël. Neigez sur les tonneaux et sur les cœurs crédules. Neigez dans les cheveux et sur les mains des gens. Mais si, en proie à cette faible agitation de l’attente, car quelqu’un va venir, et je me suis peigné trois fois en y songeant, je soulève les rideaux des vitres, me voici repris par le spectacle du passage, ses allées et venues, ses passants. Étrange chassé-croisé de pensées que j’ignore, et que pourtant le mouvement manifeste. Que veulent-ils ainsi, ceux qui reviennent sur leurs pas ? Fronts soucieux et fronts légers. Il y a autant de démarches que de nuages au ciel. Cependant quelque chose m’inquiète : que signifient les mimiques de ces Messieurs entre deux âges ? Ils tournent, disparaissent, et puis les revoilà. Brusquement mes soupçons s’éveillent et mes regards se portent soudain sur la boutique de la marchande de mouchoirs.

La boutique aux mouchoirs donne sur la galerie du Baromètre par deux vitrines qui encadrent une porte, et sur le couloir qui s’enfonce en arrière de l’Hôtel de Monte-Carlo par un vitrage et une porte, séparée de la partie mitoyenne du restaurant Saulnier seulement par le noir débouché d’un escalier menant aux étages, où se trouvent, vestiges d’une agitation oubliée, les bureaux de L’Événement politique et littéraire. Tout le couloir baigne dans l’ombre, et le jour chiche qui vient du café Biard n’éclaire guère que le renfoncement où les garçons empilent quelques chaises de renfort au voisinage de l’Hôtel. Pourquoi ce boyau que rien ne désigne au passage abrite-t-il presque sans cesse un promeneur arrêté ? Comme les gens y deviennent rêveurs, et détachés. Tout dans leur aspect révèle au moins qu’ils sont là par hasard, un pur hasard. Au bout du vitrage obscurci par des brise-bise de toile, la porte est close. Des hommes, des messieurs qui m’avaient l’air pourtant pressés, qui l’ont toujours, croisent pour la trois, quatrième fois le stationnaire. Tiens, voilà un agent de police : mais lui, se cache. Il boira d’un coup le demi blonde qu’à la dérobée un ami lui apporte du Petit Grillon. Pauvres sergents de ville, de quels yeux dévorez-vous l’éden interdit des cafés. L’agent s’en va. Les Messieurs repassent. Il y en a qui ont des cannes, il y en a qui n’en ont pas. Il y en a qui ont des moustaches. Il y en a qui n’en ont pas. Aux devantures de la galerie, les mouchoirs symétriquement exposés forment des triangles suspendus au-dessus de jupons de couleur sombre qui empêchent les regards de fouiller la boutique à leur aise. Drôles de mouchoirs, en vérité, qui ne répondent à aucune mode, en batiste rouge, ou verte, ou bleue, mais d’un goût impossible avec de petits dessins, de petites broderies sans luxe, des ourlets noirs. Il n’est pas vraisemblable qu’ils puissent jamais tenter quelqu’un. Et les jupons… il y a donc des femmes qui portent ces jupons prune à longues raies ton sur ton ? L’intérieur du magasin s’aperçoit difficilement si l’on ne colle pas son front aux vitres : on n’y remarque guère qu’une corbeille à ouvrage, et un ouvrage abandonné auprès d’un siège vide. Justement la marchande réapparaît au fond, reconduisant un client que j’ai mal aperçu, mais un homme d’âge en tout cas, vénérable, auquel vous céderiez, mon cher, avec votre jolie éducation, votre place dans le Métro. Il sort par le couloir. La porte reste ouverte. Le vieillard me double hâtivement : tiens, il a acheté une pochette rouge, ah non c’est la Légion d’honneur. La marchande s’est remise à son ouvrage. Personne mûre dont tout le maintien respire la dignité commerciale. Voici qu’on la dérange encore. Mais c’est le solitaire du couloir, je crois bien. Ils parlementent un peu, elle lui indique l’arrière-boutique et ne le suit que tirée la porte du couloir, qui n’a pas de bec-de-cane. À ce moment, un promeneur qui s’avançait s’arrête, un peu déconcerté. Puis se remet à faire les cent pas. J’ai souvent observé, de Certa, que la marchande traite ainsi ses pratiques. Une seule pénètre à la fois, demeure dix minutes, un quart d’heure, la porte verrouillée, puis sort, et la porte s’ouvre jusqu’à l’arrivée d’un nouveau visiteur. Coquetterie, infirmité ? On doit se moucher souvent quand on n’est plus très jeune. La porte ne bâille jamais longtemps, et si l’on veut entrer, il faut guetter l’instant propice. J’ai vu parfois la marchande parler à une amie qu’elle a, qui se tient dans la partie la plus dissimulée de la pièce, et qui lui fait la causette, sans qu’on puisse apercevoir ses traits. Mais ce n’est qu’une amie, et généralement la commerçante est seule dans sa maison à attendre les affaires. Je me présente au seuil comme il redevient praticable. J’ôte mon chapeau et je regarde la marchande.