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Au vrai je commence à éprouver en moi la conscience que ni les sens ni la raison ne peuvent, que par un tour d’escamoteur, se concevoir séparés les uns de l’autre, que sans doute ils n’existent que fonctionnellement. Le plus grand triomphe de la raison, au-delà des découvertes, des surprises, des invraisemblances, elle le trouve dans la confirmation d’une erreur populaire. Sa plus grande gloire est de donner un sens précis à des expressions de l’instinct, que les demi-savants méprisaient. La lumière ne se comprend que par l’ombre, et la vérité suppose l’erreur. Ce sont ces contraires mêlés qui peuplent notre vie, qui lui donnent la saveur et l’enivrement. Nous n’existons qu’en fonction de ce conflit, dans la zone où se heurtent le blanc et le noir. Et que m’importe le blanc ou le noir ? Ils sont du domaine de la mort.

*

Je ne veux plus me retenir des erreurs de mes doigts, des erreurs de mes yeux. Je sais maintenant qu’elles ne sont pas que des pièges grossiers, mais de curieux chemins vers un but que rien ne peut me révéler, qu’elles. À toute erreur des sens correspondent d’étranges fleurs de la raison. Admirables jardins des croyances absurdes, des pressentiments, des obsessions et des délires. Là prennent figure des dieux inconnus et changeants. Je contemplerai ces visages de plomb, ces chènevis de l’imagination. Dans vos châteaux de sable que vous êtes belles, colonnes de fumées ! Des mythes nouveaux naissent sous chacun de nos pas. Là où l’homme a vécu commence la légende, là où il vit. Je ne veux plus occuper ma pensée que de ces transformations méprisées. Chaque jour se modifie le sentiment moderne de l’existence. Une mythologie se noue et se dénoue. C’est une science de la vie qui n’appartient qu’à ceux qui n’en ont point l’expérience. C’est une science vivante qui s’engendre et se fait suicide. M’appartient-il encore, j’ai déjà vingt-six ans, de participer à ce miracle ? Aurai-je longtemps le sentiment du merveilleux quotidien ? Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l’habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la perception de l’insolite. C’est ce que désespérément je ne pourrai jamais savoir.

LE PASSAGE DE L’OPÉRA

LE PASSAGE DE L’OPÉRA

1924

On n’adore plus aujourd’hui les dieux sur les hauteurs. Le temple de Salomon est passé dans les métaphores où il abrite des nids d’hirondelles et de blêmes lézards. L’esprit des cultes en se dispersant dans la poussière a déserté les lieux sacrés. Mais il est d’autres lieux qui fleurissent parmi les hommes, d’autres lieux où les hommes vaquent sans souci à leur vie mystérieuse, et qui peu à peu naissent à une religion profonde. La divinité ne les habite pas encore. Elle s’y forme, c’est une divinité nouvelle qui se précipite dans ces modernes Éphèses comme, au fond d’un verre, le métal déplacé par un acide ; c’est la vie qui fait apparaître ici cette divinité poétique à côté de laquelle mille gens passeront sans rien voir, et qui, tout d’un coup, devient sensible, et terriblement hantante, pour ceux qui l’ont une fois maladroitement perçue. Métaphysique des lieux, c’est vous qui bercez les enfants, c’est vous qui peuplez leurs rêves. Ces plages de l’inconnu et du frisson, toute notre matière mentale les borde. Pas un pas que je fasse vers le passé, que je ne retrouve ce sentiment de l’étrange, qui me prenait, quand j’étais encore l’émerveillement même, dans un décor où pour la première fois me venait la conscience d’une cohérence inexpliquée et de ses prolongements dans mon cœur.

Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d’ombre se perd et se perpétue dans les zones mal éclairées de l’activité humaine. C’est là qu’apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. La porte du mystère, une défaillance humaine l’ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l’ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d’un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l’infini. Là où se poursuit l’activité la plus équivoque des vivants, l’inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n’arrêtent pas le passant rêveur, s’il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s’il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l’insolite, voilà désormais ce qui va le retenir.

Elle règne bizarrement dans ces sortes de galeries couvertes qui sont nombreuses à Paris aux alentours des grands boulevards et que l’on nomme d’une façon troublante des passages, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n’était permis à personne de s’arrêter plus d’un instant. Lueur glauque, en quelque manière abyssale, qui tient de la clarté soudaine sous une jupe qu’on relève d’une jambe qui se découvre. Le grand instinct américain, importé dans la capitale par un préfet du second Empire, qui tend à recouper au cordeau le plan de Paris, va bientôt rendre impossible le maintien de ces aquariums humains déjà morts à leur vie primitive, et qui méritent pourtant d’être regardés comme les recéleurs de plusieurs mythes modernes, car c’est aujourd’hui seulement que la pioche les menace, qu’ils sont effectivement devenus les sanctuaires d’un culte de l’éphémère, qu’ils sont devenus le paysage fantomatique des plaisirs et des professions maudites, incompréhensibles hier et que demain ne connaîtra jamais.

« Le boulevard Haussmann est arrivé aujourd’hui rue Laffitte », disait l’autre jour l’Intransigeant. Encore quelques pas de ce grand rongeur, et, mangé le pâté de maisons qui le sépare de la rue Le Peletier, il viendra éventrer le buisson qui traverse de sa double galerie le passage de l’Opéra, pour aboutir obliquement sur le boulevard des Italiens. C’est à peu près au niveau du Café Louis XVI qu’il s’abouchera à cette voie par une espèce singulière de baiser de laquelle on ne peut prévoir les suites ni le retentissement dans le vaste corps de Paris. On peut se demander si une bonne partie du fleuve humain qui transporte journellement de la Bastille à la Madeleine d’incroyables flots de rêverie et de langueur ne va pas se déverser dans cette échappée nouvelle et modifier ainsi tout le cours des pensées d’un quartier, et peut-être d’un monde. Nous allons sans doute assister à un bouleversement des modes de la flânerie et de la prostitution, et par ce chemin qui ouvrira plus grande la communication entre les boulevards et le quartier Saint Lazare, il est permis de penser que déambuleront de nouveaux types inconnus qui participeront des deux zones d’attraction entre lesquelles hésitera leur vie, et seront les facteurs principaux des mystères de demain.

Ceux ci naîtront ainsi des ruines des mystères d’aujourd’hui. Que l’on se promène dans ce passage de l’Opéra dont je parle, et qu’on l’examine. C’est un double tunnel qui s’ouvre par une seule porte au nord sur la rue Chauchat et par deux au sud sur le boulevard. Des deux galeries, l’occidentale, la galerie du Baromètre, est réunie à l’orientale. (galerie du Thermomètre) par deux traverses, l’une à la partie septentrionale du passage, la seconde tout près du boulevard, juste derrière le libraire et le café qui occupent l’intervalle des deux portes méridionales. Si nous pénétrons dans la galerie du Thermomètre, qui s’ouvre entre le café que je signalais et la librairie Eugène Rey, passée la grille qui, la nuit, ferme le passage aux nostalgies contraires à la morale publique, on observe que presque toute l’étendue de la façade de droite, au rez-de-chaussée diverse avec ses étalages, son café, etc., aux étages semble entièrement occupée par un seul bâtiment : c’en est en effet un seul qui s’étend sur toute cette longueur, un hôtel dont les chambres n’ont d’autre air ni d’autre clarté que ceux de ce laboratoire des plaisirs, où l’hôtel puise sa raison d’être. Je me souviens que pour la première fois mon attention fut attirée sur lui par la contre-réclame que lui fait sur le mur qui forme le fond de la rue Chauchat l’hôtel de Monte-Carlo (dont nous verrons le hall galerie du Baromètre) et qui affirme fièrement qu’il n’a rien à voir avec le meublé du Passage. Ce meublé, au premier étage, est une maison de passe, mais au second, où les chambres sont assez basses de plafond, c’est tout simplement un hôtel où l’on loue au mois et à la semaine, à des prix assez raisonnables, des pièces malsaines et mesquines avec l’eau courante chaude et froide, et l’électricité. Il est assez agréable d’habiter dans une maison de passe, pour la liberté qui y règne et qu’on s’y sent moins épié que dans un garni ordinaire. J’ai ainsi vécu à Berlin dans un semblable endroit de la Joachimstalerstrasse, dans Charlottenburg, où je payais ma chambre tous les soirs avant d’y entrer, encore que j’y eusse laissé ma malle. Picabia, rue Darcet, habite aussi de temps en temps dans une maison de passe, qu’il dit aimer parce que jamais on n’y voit de souliers à la porte des gens. Actuellement je connais au second du meublé du passage de l’Opéra deux locataires qui sont mes amis : Marcel Noll qui apporta l’année dernière Strasbourg à Paris de grandes facultés de désordre, et que j’estime beaucoup pour elles ; Charles Baron, le frère du poète Jacques Baron, poète lui-même (on ne le sait pas assez) mais que les gens qui le connaissent mal distinguent de l’autre en le nommant Baron le boxeur, pour de vagues leçons de boxe qu’il prit jadis, et peut-être parce qu’il fréquentait alors quelques boxeurs dont l’un au moins, Fred Bretonnel, devait atteindre à la célébrité des rings, Charles Baron qui a pris ici cette chambre mal commode pour y vivre avec une amie charmante, de laquelle je n’ai le droit de dire seulement que ceci : certains jours elle ressemble étrangement à une colombe poignardée. Ce garni romantique, dont les portes bâillent parfois, laissant apercevoir de bizarres coquillages, la disposition des lieux le rend plus équivoque encore que l’emploi peut-être banal qu’une population flottante en peut faire. Sur de longs couloirs qu’on prendrait pour les coulisses d’un théâtre s’ouvrent les loges, je veux dire les chambres, toutes du même côté vers le passage. Un double système d’escaliers permet de sortir plus ou moins loin dans le passage. Tout est ménagé pour permettre les fuites possibles, pour masquer à un observateur superficiel les rencontres qui, derrière le bleu de ciel passé des tentures, étoufferont un grand secret dans un décor de lieu commun. Au premier, sur l’escalier le plus éloigné, on a inventé de mettre une porte qui permette, le cas échéant, de fermer cette issue lointaine, encore qu’elle ne tienne qu’à des montants et qu’il suffise pour la franchir d’enjamber la rampe à son niveau. Cette menace ballante laisse à qui la contemple un doute qui ne va pas sans enivrement. On cherche la signification de cette porte, dont la présence rappelle les opérations de police les plus basses et les poursuites au cœur même de leurs amours de ces assassins sentimentaux que la faiblesse des sens a livrés et que l’on cerne au petit jour dans ces labyrinthes voluptueux où ils se cachent, que l’on y traque tandis que la main sur leur cœur en chamade, ces héros maudits en suspens sur la pointe de leurs pieds entendent encore derrière les portes les soupirs inconscients du plaisir des autres. Par moments les couloirs s’éclairent, mais la pénombre est leur couleur préférée. Qu’une chambre s’entrouvre, et c’est un peignoir ou une chanson. Puis un bonheur se défait, des doigts se délacent, et un pardessus descend vers le jour anonyme, vers le pays de la respectabilité.