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XII

DISCOURS DE LA STATUE

Les fusillades ! Voilà cinquante années que j’attends les fusillades. Il faut enfin fixer avec le plomb les hommes mouvants et rieurs qui glissent dans le paysage où je suis à jamais gelé. Futiles mouvements des foules, des enfants. Les mères heureuses, avec leur bagage de tricots. O Malthus, évêque au grand cœur, ce sont les statues mes sœurs qui réaliseront enfin tes chimères : les femmes qui nous voient soudainement avortent, et nous aidons de nos membres polis l’imagination trop lente des timides, qui s’agitent à l’ombre étrange de nos formes, qui n’ont plus d’autre amour que de nos corps surhumains. Alors se constitue au fond des parcs et des avenues une grande nostalgie où nous avons part, qui unit l’inanimé au plus subtil de la vie, alors se lève le vent des plaisirs sublimes où l’idée enfin se libère et trouve en soi-même un aliment.

Idée de l’homme ! au-dessus des champs dévastés par les pas croisés qui les marquent, l’idée de l’homme apparaît, plus grande que nature, dans le geste exemplaire d’un coureur ou d’un roi. C’est aux pieds de cette idée que l’homme vit, les yeux levés, sans parvenir à s’identifier à elle, c’est aux pieds de cette idée qu’il se torture et se déchire, en proie au grand délire abstrait nommé psychologie. Foi de statue, il n’y a pas dans l’espace aux cent mille recoins une seule activité, fût-ce la philharmonie ou le billard Nicolas, qui me paraisse aussi ridicule que la psychologie. L’à-coup sûr, l’immanquable de cette science… j’en rirais si le bronze aimait à se plisser dans le sens transversal. Pourtant l’homme inventa un soir la psychologie. Il faisait un vent du diable, et notre poltron tremblait. Il vit son ombre, qui montait jusqu’aux cieux à la moindre rafale. Il voulut s’expliquer un phénomène aussi terrifiant. Et avec ça que les nuages crevaient dans ses cheveux, que l’éclair embrochait son armure, que ses femmes en couches rêvaient toujours à des fruits rouges, que les battants de la forêt claquaient des dents dans les ténèbres. Une à une, les psychologies naquirent. Il y eut la psychologie des affinités matérielles, ou chimie, la psychologie des forces, ou physique, la psychologie de Dieu, ou religion, la psychologie de la chair, ou médecine, la psychologie de l’inconnu, ou métapsychie, la psychologie de la mer, ou art nautique. Par ces détours, se satisfaisant de peu, l’homme en face de tout abîme apprenait à connaître les parois de l’abîme, à oublier l’abîme, et les tourments de l’infini. Irréductible positivisme humain : vous ne vous demandez pas, porteurs de chevelures légères, ce que vos fantômes témoins, sur les socles gravés de noms célèbres, pensent de vos tricheries, positives ou non. Nous, qui parlons au ciel, nous, couverts de rosée, les danseurs minéraux que redoutent les nuits, nous, les dompteurs de brises, les charmeurs d’oiseaux, les gardiens du silence, sous le lustre adorable de l’esprit qui éclaire nos attitudes irrémédiables, principes divins prisonniers de notre liberté concrète, nous, émanations particulières d’un grand souffle, négations du temps que le soleil inonde, nous les idoles sans aveu, les vagabonds de la métaphysique, nous dominons de toute l’athlétique stature de la pensée le fourmillement informe des nations de l’insomnie. Retournez-vous sur vos paillasses, maniaques rêveurs, le parc est frais et pur. Déjà les brumes accourent à nos tempes. Déjà oublieux de vous, bestioles, nous rejoignons l’étoile à son poste d’azur. Et voici qu’un frisson météorique achève un panorama bleu sans trains et sans espoirs. Qui est à l’appareil ? Ici, la divinité devinée. Ici, le royaume de l’absolu. Comment vont les créatures angéliques ? Très bien, je vous en remercie. L’aile, c’est l’aile qui apparaît dans l’étendue de son concept, déployée largement au-dessus du règne des statues. L’aile comme un drapeau américain dans l’air. L’aile avec son caractère chanteur, la douceur de son duvet, sa blancheur a priori, et l’ordre avantageux des plumes, l’aile qui constitue un firmament aux fleurs.

Ce que je sais d’un dieu, moi le bronze, ce que je sais du Dieu pressenti, c’est l’aile, et puisqu’il paraît qu’on implore, c’est l’aile que nous implorons, du piédestal où nous sommes pétrifiés, de cet embarcadère sans bateau, d’où nous tendons nos mains vers l’inaccessible. Et je chante à cette aile-dieu le rituel des simulacres :

Aile en tout pareille à l’amour

Aile au-dessus des citadelles

Aile qui souffle les chandelles

Aile battant les flots des mers

Aile orage atteint à l’orée

Aile envol de l’aube adorée

Aile ô les fifres dans la nuit

Aile avant la neige blasphème

Aile qui n’est rien qu’elle-même

Les statues de leurs doigts liés lui envoient le salut du silence, que les arbres dormeurs ne l’accrochent jamais, notre aile qui est aux cieux comme sur la terre l’immatériel posé qui conçoit la matière et se réfléchit de cette matière et de sa négation dans son affirmation déliée, etc.

Cette prière dite neuf fois chaque nuit quand la taupe soulevant les déjections de ses galeries laisse luire son œil aveugle dans le mouron rouge où un amoureux a perdu les ongles de sa bien-aimée fera pleuvoir les bénédictions de l’Aile sur les propriétaires de statues, les Italiens vendeurs de plâtres, les gérants de Musées de cires, les entrepreneurs de monuments funéraires, les souscripteurs de mausolées patriotiques, les écoliers façonneurs de bonshommes, les artistes modeleurs, les pétrisseurs de mie de pain, les néo-zélandais qui figurent au moyen de petits cailloux groupés d’immenses oiseaux fantastiques couvrant le flanc rasé d’une montagne, les apôtres stylites, les monarques mureurs d’armées, les collectionneurs de squelettes, les étalagistes des grands magasins, les héros suscitateurs d’effigies, les conseillers municipaux épris d’un art théâtral et sans vie, les fétichistes de la voie publique et les malheureux amants des momies.

XIII

Nous avons un peu perdu de vue l’itinéraire des trois amis : entrés dans le parc par la porte de la rue Secrétan, ils ont, laissant sur leur droite le chemin direct vers la porte de la rue Fessart, et la corne sud-ouest, ils ont, contourné puis monté la butte la plus haute pour arriver à la place de la colonne d’où ils dominent le cratère du lac, le Belvédère, et le paysage lointain des maisons serrées de la rue Manin, qui leur est dissimulé par le brouillard. Ils détournent leur attention de ce volcan d’apparences, et, dédaigneux de la bavarde statue, un Actéon qui du doigt montre à ses chiens la fosse lacustre, ils déchiffrent une à une à grand renfort d’allumettes tisons, les inscriptions de la colonne quadrangulaire qui décore ce rond-point philosophal.

Cette colonne est surmontée d’une girouette qui nous permet de distinguer les faces du monument d’après les points cardinaux. La face nord tournée du côté du lac porte à son front la date

14

JUILLET

1883

au-dessus d’un thermomètre centigrade, dû à J. Thurneyssen, Paris, qui nous apprend que la température atteignit 40° pendant l’été 1868. Sous ce thermomètre on lit sur la colonne proprement dite :

CRÈCHES

RUE DE CRIMÉE 144 (30 PLACES)