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Voici la véritable Mecque du suicide. Ce pont où nous avons accès par une pente douce. Une petite grille enfin surmonte la possibilité de se précipiter d’ici. On a voulu par cet exhaussement de prudence signifier la défense d’une pratique devenue épidémique en ce lieu. Et voyez la docilité du devenir humain : personne ne se jette plus de ce parapet aisément franchissable, ni à gauche où l’on tombait sur la route blanche, ni à droite où le bras caresseur du lac entourant l’île recevait le suicidé au bout de son vertige uniformément accéléré en raison directe du carré de sa masse et de la puissance infinie de son désir. Voilà que cela me reprend. Aucune, aucune envie de parler du suicide. Ni de rien. Qu’attendez-vous de moi, vous autres ? Ils sont là, à me regarder, stupides. Je suis un homme en chair et en os, voyez et touchez, le parfait exercice de chacun de mes membres, de mes muscles… ah, ah, je vois ce que c’est, ces Messieurs me prenaient pour une machine. Leur faire plaisir ? non mais des fois. Allez-vous-en votre pont sous le bras, avec le regret de ces paillettes que vous m’auriez aimé cousant le long de ses arches, des rayons lunaires, de votre attention béante. Bah bah bah. Ça ne fait rien, quand je songe à ce que vous pensez, tous, petits à mes pieds pour l’instant, et moi dans ma grandeur, le ciel comme couronne, mon caléidoscope renversé, les naufrages dans la poche, un peu de prairie entre les dents, tout l’univers, le vaste univers où les poneys courent sans brides, les fumées s’amusent à oublier la ligne droite, et les regards ! les regards n’ont pas de raison pour leurs haltes, et pourtant s’arrêtent : tiens, une scène de commandement de navire, l’officier porte, l’imbécile, à sa bouche un porte-voix de carton ; plus loin ce sont des casseurs de pierres à un croisement de chemins dans la montagne, et leurs visières me font rire ; puis par-dessus des sentinelles gelées les messages des rossignols se croisent avec la course ventre à terre des rats blancs, tandis que sur un appui de croisée une lettre d’affaires, qui n’est pas précisément une lettre d’affaires, mais un pré texte, allons tranchons le mot une lettre d’amour, s’envole, vole, vole. Ah j’ai vu sur le toit la douce marche des voleurs. L’étoffe singulière de leurs vestons me retient par sa ressemblance avec le carreau des plantes vertes. 0 souffle bleu des ventilateurs.

Qui est là ? qui m’appelle ? Chérie. Je ne me révolte pas, j’accours. Voici mes lèvres. Alors se dérobe. Et puis après. Moi naturellement, pas difficile. Damné, damné. Que je m’écroule, bats-moi, effondre-moi. Je suis ta créature, ta victoire, bien mieux ma défaite. Voilà qui est fini. Tu exiges que je parle, alors moi. Mais ce que tu veux, ce que tu aimes, ce serpent sonore, c’est une phrase où les mots épris de tout toi même aient l’inflexion heureuse, et le poids du baiser. Qu’importe la limaille prodiguée à cette balance, et le sens désespéré que prend toute parole à franchir le saut du cœur aux lèvres, qu’importe ce que je dis si les sons mués en mains agiles touchent enfin ton corps dans son déshabillé ? Ne me défends plus rien, tu vois : je m’abandonne. Toute ma pensée est à toi, soleil. Descends des collines sur moi. Il y a dans l’air un charme enfantin que tu enfantes, on dirait que tes doigts errent dans mes cheveux. Suis-je seul vraiment, dans cette grotte de sel gemme, où des mineurs portent leurs flambeaux derrière les transparents pendants de l’ombre, et passent en tirant leurs chariots neigeux. Suis-je seul, sous ces arbres taillés avec soin dans une chaleur d’azur où tournent les mulets des norias, par habitude ; suis-je seul dans cette voiture de livraison, ornée d’une reproduction fidèle de l’enseigne déjà démodée d’un magasin de lingerie. Suis-je seul au bord de ce canon fait de main d’homme dans un jardin du sud-ouest, où l’on entend le rire clair des femmes couvertes d’émeraudes. Suis-je seul n’importe où, sous tout éclairage artificiel, inattentif à ce qui me retient, par-delà les petites oscillations isochrones de mon amour, mais fort de cet amour qui se répercute dans ce qui sert de roche au délire, fort des lynchages de baisers, de la justice sommaire de mes yeux, le cœur pendu haut et court, tandis que les chevaux mal attachés traînent leurs longes en broutant sous sous les ombrages, suivant les haies d’épinevinette, et secouant leurs crinières bicolores. Suis-je seul dans tout abîme, les splendeurs à l’instant voilées, au-dessus des écœurements, des besoins subits de départ du milieu d’une compagnie souriante, au-dessus des perversités passagères, et des autres alouettes blanches qui rasaient déjà le sol dans un désir de pluie et de présage où fumait tout un nuage de sueur. Seul par les labours et les épées. Seul par les saignements et les soupirs. Seul par les petits ponts urbains et les dénouements de faubourg. Seul par les bourrasques, les bouquets de violettes, les soirées manquées. Seul à la pointe de moi-même où à la clignotante lueur d’un bal deviné un homme perdu dans un quartier neuf et désert d’une ville en effervescence, une nuit d’été divine, s’attarde à rassembler du bout de sa canne de jonc les débris épars au pied d’un mur, d’une carte postale nostalgique négligemment déchirée par une main dégantée où brillait à côté des bagues la morsure vive et récente d’une dent que tu ne connais pas. Plus seul que les pierres, plus seul que les moules dans les ténèbres, plus seul qu’un pyrogène vide à midi sur une table de terrasse. Plus seul que tout. Plus seul que ce qui est seul dans son manteau d’hermine, que ce qui est seul sur un anneau de cristal, que ce qui est seul dans le cœur d’une cité ensevelie.

Je puis donc poursuivre ce chemin qui s’engage sur le versant occidental de l’île et qui tout aussitôt donne naissance au sentier du belvédère, sur la droite. Mes pas sont fermes. Le propos qui me porte à poursuivre une exploration tout à coup inexplicablement compromise ne doit pas être l’effet du seul hasard. J’ai mes raisons.

Eh bien garde-les tes raisons.