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XV

Ils m’ont dit que l’amour est risible. Ils m’ont dit : c’est facile, et m’ont expliqué le mécanisme de mon cœur. Il paraît. Ils m’ont dit de ne pas croire au miracle, si les tables tournent c’est que quelqu’un les pousse du pied. Enfin on m’a montré un homme qui est amoureux sur commande, vraiment amoureux, il s’y trompe, amoureux que voulez-vous de mieux, amoureux on sait ce que c’est depuis que le monde est monde.

Pourtant vous ne vous rendez pas compte de ma crédulité. Maintenant prêt à tout croire, les fleurs pourraient pousser à ses pas, elle ferait de la nuit le grand jour, et toutes les fantasmagories de l’ivresse et de l’imagination, que cela n’aurait rien d’extraordinaire. S’ils n’aiment pas c’est qu’ils ignorent. Moi j’ai vu sortir de la crypte le grand fantôme blanc à la chaîne brisée. Mais eux n’ont pas senti le divin de cette femme. Il leur paraît naturel qu’elle soit là, qui va, qui vient, ils ont d’elle une connaissance abstraite, une connaissance d’occasion. L’inexplicable ne leur saute pas aux yeux, n’est-ce pas.

De quel ravin surgit-elle, par quelle sente aux pieds des arbres résineux, quel fossé de lueurs, quelle piste de mica et de menthe a-t-elle suivi jusqu’à moi. Il fallait à tous les carrefours, entre les mêmes perspectives répétées de briques et de macadam, qu’elle choisît toujours le couloir couleur orage pour, de sulfure en sulfure, délaissant des feuillages minéraux, des abricots pétrifiés sous les cascades calcaires, des fleuves de murmures où des ombres mobiles l’appelaient, enfin s’engager dans le défilé magnétique, entre les éclats de l’acier doux, sous l’arche rouge. Je n’osais pas la regarder venir. J’étais cloué, j’étais rivé à l’abstraite vie diamantaire. Il avait neigé ce jour-là.

Les hommes vivent les yeux fermés au milieu des précipices magiques. Ils manient innocemment des symboles noirs, leurs lèvres ignorantes répètent sans le savoir des incantations terribles, des formules pareilles à des revolvers. Il y a de quoi frémir à voir une famille bourgeoise qui prend son café au lait du matin, sans remarquer l’inconnaissable qui transparaît dans les carreaux rouges et blancs de la nappe. Je ne parlerai pas de l’usage inconsidéré des miroirs, des signes obscènes dessinés sur les murs, de la lettre W aujourd’hui employée sans méfiance, des chansons de café-concert qu’on retient sans en connaître les paroles, des langues étrangères introduites dans la vie courante sans la moindre enquête préalable sur leur démonialité, des vocables obscurs évocateurs pris pour des appels téléphoniques, et l’alphabet Morse, dont le nom seul devrait donner à réfléchir Après cela, comment les hommes prendraient-ils conscience des enchantements ? Ce passant qu’ils bousculent, n’avez-vous rien remarqué ? c’est une statue de pierre en marche, cet autre est une girafe changée en bookmaker, et celui-ci, ah celui-ci chut : c’est un amoureux. Voyez comme il marche, avec toutes les pierres des frondes cinglant son front, avec les aiguillées d’hirondelles à son chapeau, avec la brise des vallées heureuses autour du cou, à la bouche l’œillet de la morsure, il est habillé de velours blanc, aussi vrai que je suis au monde, et dans les viviers suburbains s’il se penche à leur surface, les poissons deviennent des couteaux. Il y a des amoureux dans les rues, des amoureux véritables, comme ceux dont on rit et pleure, comme ceux qu’on chasse et qu’on chante, comme ceux dont il sera un jour mené grand bruit, retournez-vous : voici des amoureux qui passent. 0 vous qu’un régiment et sa séquelle de marmaille et de clameurs retient un instant aux fenêtres, vous pauvres grenouilles attirées par quelques chiffons bariolés, vous qui saluez le drapeau tricolore que j’emmerde, le christ porté aux mourants derrière une petite sonnette, les morts, les mariés et les autres flicailles de l’esprit, vous qui vous découvrez devant un homme si seulement une fois on a uni par la voix son nom et le vôtre, cessez de porter ce culte absurde à tout ce qui n’est pas uniquement l’amour. Il est temps d’instaurer la religion de l’amour. Et quand au milieu des mouvements des villes, si votre cœur n’est point fixé, que votre pensée est abandonnée au va-et-vient des rencontres, que rien ne la possède et ne la rend à la divinité qui devrait seule l’emplir, alors que vos idées sont comme des lumières mobiles à la surface fuyante des eaux, quand, dans l’agitation confuse où se maintiennent mille éléments épars venus des limites de l’amorphe et de la fumée, vos pas vous égarant dans un dédale d’habitudes et de pavés, vous levez un regard vide sur ce qui vous entoure, et par ce chemin d’ombre vous voici pour la première fois dans la rue, alors reconnaissez dans l’anonyme qui là-bas s’arrête un fakir de l’amour, un homme qui n’est pas comme vous, dénoué dans le vulgaire de son âme, un homme que l’idée enfin pétrit et recréa. Salut, Légendaire : tu es une maison hantée, et cela ne servirait de rien que d’envoyer une délégation de savants avec leurs petits appareils pour observer les étranges phénomènes dont tu es le siège martyrisé. Mais minuit ne suffit pas à tes revenants adorables : tout le jour, et le sommeil à peine sont assez, dans tes murs un perpétuel bruit de robe traînante t’inquiète à merveille et tu l’aimes, ce bruit. 0 quelle reine a donc le palais qui prend ta forme écouté jadis une chanson maudite et un cavalier noir ? Ses bras, ses beaux bras blancs étreignent ta mémoire. Ta mémoire ? mais non, c’est elle-même, qui défie le temps et ses fondrières, elle revient par les lézardes de tes veines, elle sourit longuement, va parler, son air est tout changé par quelque pensée souveraine, elle est soulevée, elle parle, son sein bouge, et j’entends. C’est le bruit de son cœur qui scande tous mes songes. Me voici, mon amour, je ne t’ai point quittée.

XVI

Le sentier du belvédère est barré la nuit par une grille portative, on la passe aisément par l’herbe. Puis bifurque : d’un côté pittoresque à la Suisse, petit pont et verdure, de l’autre grandiose, avec l’à-pic sur le lac, et les cassures de la montagne, faites à la main, mais une main de géant. Et comme un homme qui joint les siennes, de mains, les deux chemins se réunissent sur un petit temple gréco-romantique, où des colonnes Louis XVI soutiennent une coupole dans le goût de la Chapelle expiatoire. Un bel effet de lumière, et l’abîme, le paysage à nos pieds, je ne tiens pas à votre ivresse. Vous redescendrez par un labyrinthe de rochers, mi-grotte et mi-serpent, extrêmement propice à mes divagations. Et une grille solide vous arrêtera soudain sur le chemin que vous vouliez rejoindre. Reprenez, maugréant, le film à l’envers : labyrinthe, belvédère, les deux sentiers germains, leur père et tournez à droite.

Nous descendons par des marches de pierre larges et plates et irrégulièrement découpées, qui me remettent en mémoire mes façons d’enfant qui sautait dans les escaliers, dans les rues, un pavé non l’autre, tu ne marcheras que sur les raies, et mille jeux métaphysiques. À droite jolie statue, représentant un homme à terre luttant contre un aigle : quelle est la moralité de ce groupe, et pourquoi prenez-vous parti, qui a raison, qui sera vainqueur. Puis voici devant vous le grand pont suspendu. Il est interdit de le faire balancer. Je n’aurai garde d’y manquer.

O Ponts suspendus, etc.

À signaler à droite un piton dû au génie de la maison X.

Le lac, avec clair de lune électrique, peint par Arnold Böcklin, et le sujet est continué dans le cadre, qui est la Ville de Paris ; le tout tiré en trois couleurs. Et trois jeunes gens qui les contemplent. À vendre.

Au plus offrant dernier enchérisseur.

Le pont tremble.

C’est de cette sépia qu’il est dit à la page 83 de l’édition originale du Moine de Lewis (trad. par l’abbé Morellet) : « Cette inscription n’a été placée ici que pour l’ornement de la grotte ; et les sentiments et l’Hermite, tout est également imaginaire. » Mais de quelle inscription s’agit-il ? et il me semble, ami lecteur, que tout est également imaginaire. En effet. Du haut en bas de l’échelle sociale.