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Pour moi je ne suis pas celui qui dit le nom de chaque chose. Au-dessous d’une vague au point de crouler, dans ce creux pareil à l’orbite, à peine un souffle m’est laissé, et quel est donc le mot qu’entre les millions de mots, les millions de murmures, les innombrables perplexités de l’idée, va choisir à cette grappe d’écume, au cerisier bleu de la mer, ma bouche ivre peut-être d’un baiser, et folle, et libre étrangement, et à moi-même étrangère, ma bouche ce mystère qui mord infiniment le monde aérien, quel est le mot qui me résume, ô dérision, et dont je meurs ?

De rien ne me sont les conquêtes de l’esprit. Chercheurs de toutes sortes, que faites-vous sinon la répugnante apologie des sens ? Parfois j’ai cru à de nouvelles fraîcheurs. J’ai porté la lèvre à ces neiges. Fruits, fondantes lueurs, jeunesses, eaux plaintives, forêts. À ta luge, parfum du monde, seul un illusoire lien m’enchaîne ; glisse, et dans les tournants, les chutes sont pareilles à un envol d’oiseaux. Devant cette croix commémorative d’un accident de la pensée, je le répète : de rien ne me sont les conquêtes de l’esprit. Quand l’homme se promène dans la salle des Nouvelles Acquisitions, avec un sourire, avec un sourire ! je ne pourrai jamais supporter ce sourire. Aucun terrain, depuis les cavernes, pas un pli n’a été gagné sur le mystère. Réveillez-vous sous le couteau, condamnés à mort, mes frères. Dans la gueule de la Bête. Doucement la résine de la branche qui casse… coule sur ma figure.

Je ne vous accompagnerai plus dans les Barbizons du plaisir. Vous vous intéressez à ceci, à cela : que m’importe ? Mon cœur sous ce pont de rochers qui l’empanache, est-ce une fumée ? charrie avec ses glaçons de grands soleils morts qui s’entrechoquent. Tout le ciel s’est noyé dans mes veines. Le vent pleure dans les volcans, et la lave est au fond de l’oreille, et la nuit se lève de la terre, et les larves sortent des sillons, et il est trop tard, il est enfin trop tard pour l’informulable destinée désirée, pour la transfiguration sanglante du cadavre, et Lazare ne sortira jamais de son tombeau. Il n’est jamais sorti de son tombeau.

Il m’arrive, au milieu des événements qui me bornent et m’humilient, dans cette marée qui me ramène au contact des falaises humaines, quand le ressac de l’attention meurt aux pieds d’une femme, et son regard a pourtant son prix, et j’espère éperdument un bien hypothétique, il m’arrive d’imaginer que je ne suis pas seul sous ce rameau étoilé. Et qu’il y a une multitude d’êtres, animés par ce mouvement des eaux, respirant comme moi, comme moi le jouet des doigts blonds des planètes. Il y aurait des hommes. Et je rêve ; et ma tête va. Où va-t-elle, coupée ? Ma tête s’est branchée dans le palmier humain. Extraordinaire panorama romanesque. Voici tous les personnages fabuleux : l’épicier, le capitaine d’équipement, la reine, le chanteur, l’esquimau, la crémière. Ma tête, ne retombe pas encore sur le sol. Ma tête, écarquille les yeux. Ne sont-ce pas des images brouillées d’un reflet de moi-même ? Entends-tu le sabir que la brise draguant les blés humains t’apporte ? Ce sont des mots déments, qui parlent du bonheur. Ma tête, ne retombe pas encore. Écoute, on dirait le chant qui sourd à la fin d’une belle journée des murs humides des prisons. Grandes paroles banales, quand tout sera fini, si quelqu’un se souvient, ce sont les plus banales paroles qui reviendront à sa mémoire : « Il a fait un temps très doux aujourd’hui… Je n’aime pas beaucoup les robes claires… Avez-vous rencontré cette femme qu’on dit si belle ?… et cætera. » Ne retombe pas encore, ma tête. La chanson reprend : « On dirait, pardonnez-moi l’expression, que le ciel est à la portée de la main… Je suis restée toute sotte en trouvant votre porte fermée, et pas un mot chez la concierge… J’aurais voulu mourir à cette minute-là… C’est alors que je dis… Vous me croirez à peine… On raconte de si drôles de choses, et pourtant… Croyez-vous que l’on meure, vraiment ? » Retombe, retombe, ma tête, assez joué au bilboquet, assez rêvé, assez vécu, assez : que la fumée retourne vers la flamme, que l’avenir se replie dans le jour. Tu as vu tes ruines, ô Memphis, et ta statue chantante habitée par les insectes noirs. À quoi bon imaginer ce monde, tais-toi. Tu connais le sort de la pensée.

Celui qui parlait alors se lève. Et sa tête, précairement rajustée, à nouveau, il l’arrache. Il l’arrache de lui, et avec une force peu commune, avec une force qu’on ne soupçonnait guère dans ces bras peu musclés, il jette loin de lui sa tête dont les yeux étaient pâles, et les lèvres habiles, il jette loin de lui sa tête distinctive, et elle rebondit, sur les pierres qui l’écorchent, elle roule, elle fuit, elle ricoche aux flancs des montagnes, elle descend, elle va vers les vallées profondes ; un instant les mélèzes groupés la retiennent par les oreilles dans leurs futaies, mais la force initiale de la propulsion l’emporte, et les arbres s’écartent avec un doux bruit de feuilles frôlées, la Tête passe, atteint les champs. Roule dans les cultures, Tête, dans les semailles. Elle se mêle au grain, et le vanneur la prend dans son van l’envoie vers d’autres haies où l’écolier viendra à son tour la cueillir, sanglante sous les cheveux noirs. « Cette mûre, dit le gamin, est encore toute rouge d’un côté », et il la jette de dépit dans la poussière. La tête maintenant apprend à connaître les pieds. Il y a diverses sortes de gens qui empruntent ce chemin dans la campagne. Leurs démarches sont variables à l’infini. Leurs pas trahissent les multiples mouvements de leur cœur. Pas lourds du laboureur, pas de la jeune fille, et l’assassin pressé qui fuit dans l’herbe, et court. Et vous pieds nus, fatigués, adorables. La tête doucement va rouler vers la mer.

Celui qui s’était séparé de sa pensée quand au loin les premiers flots eurent léché les plaies du chef méprisé sortit de l’immobilité comme un point d’interrogation renversé. Dans l’air pur, au-dessus des sierras calcinées, à ces hauteurs où le ciel de diamant baignait implacablement la terre grattée jusqu’à l’os, où chaque pierre semblait marquée du pas d’un cheval stellaire ferré de feu, le corps décapité lançait à grandes saccades le triple jet de ses plus fortes artères, et le sang formait des fougères monstrueuses dans le bleu étincelant de l’espace. Leurs crosses dépliées dans les profondeurs se poursuivaient par de fines suspensions de vie, par un pointillé de rubis qui s’enroulait aux derniers oiseaux de l’atmosphère, à l’anneau lumineux des sphères, aux souffles derniers des attractions. L’homme-fontaine, entraîné par la capillarité céleste, s’élevait au milieu des mondes à la suite de son sang. Tout le corps inutile était envahi par la transparence. Peu à peu le corps se fit lumière. Le sang rayon. Les membres dans un geste incompréhensible se figèrent. Et l’homme ne fut plus qu’un signe entre les constellations.

LE SONGE DU PAYSAN

Il y a dans le monde un désordre impensable, et l’extraordinaire est qu’à leur ordinaire les hommes aient recherché, sous l’apparence du désordre, un ordre mystérieux, qui leur est si naturel, qui n’exprime qu’un désir qui est en eux, un ordre qu’ils n’ont pas plus tôt introduit dans les choses qu’on les voit s’émerveiller de cet ordre, et impliquer cet ordre à une idée, et expliquer cet ordre par une idée. C’est ainsi que tout leur est providence, et qu’ils rendent compte d’un phénomène qui n’est témoin que de leur réalité, qui est le rapport qu’ils établissent entre eux et par exemple la germination du peuplier, par une hypothèse qui les satisfasse, puis admirent un principe divin qui donna la légèreté du coton à une semence qu’il fallait à d’innombrables fins propager par la voie de l’air en quantité suffisante.