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L’esprit de l’homme ne supporte pas le désordre parce qu’il ne peut le penser, je veux dire qu’il ne peut le penser premièrement. Que chaque idée ne se lève que là où est conçu son contraire est une vérité qui souffre de l’absence d’examen. Le désordre n’est pensé que par rapport à l’ordre, et, dans la suite, l’ordre n’est pensé que par rapport au désordre. Mais dans la suite seulement. La forme du mot lui-même l’impose. Et ce que l’on entend, donnant à l’ordre un caractère divin, c’est le passage qui ne peut, en conséquence, exister pour le désordre, de sa conception abstraite à sa valeur concrète. La notion de l’ordre n’est point compensée par la notion inexpugnable du désordre. D’où l’explication divine.

L’homme y tient. Pourtant il n’y a point de différence entre une idée et une autre idée. Toute idée est susceptible de passer de l’abstrait au concret, d’atteindre son développement le plus particulier, et de ne plus être cette noix vide, dont les esprits vulgaires se contentent. Il m’est loisible de ne pas m’en tenir à ce que j’ai avancé, par la suite nécessaire, par la marche logique de ma pensée. Il m’apparaît que pour l’esprit qui n’obscurcit pas son apercevoir idéal par un incessant report, un contrôle continuel de chaque moment de sa pensée par la comparaison de ce moment avec tous les moments qui le précèdent (et quelle est cette préférence donnée au passé sur l’avenir, son fondement ?), que pour l’esprit qui conçoit la différence de ces mots comme un pur rapport syntaxique, qui conçoit par suite la cœxistence dans un vase clos de plusieurs gaz distincts, occupant chacun tout le volume qui est offert à tous, le désordre est susceptible de passer à l’état concret

Il est clair que ceci n’est pas un simple sentiment, et que tout aussi bien ordre et désordre n’ont été pris comme les termes de cette dialectique que dans l’intention où je suis de montrer accessoirement, en même temps que je donne un exemple de cette dialectique, par quelle démarche vulgaire les hommes ont pu concevoir une explication divine de l’univers, qui répugne à toute philosophie véritable. Je songe avant tout au procès de l’esprit. Il n’y a vraiment d’impensable que l’idée de limite absolue. Il est de la définition de l’esprit de n’avoir pas d’autre limite. Et si le dédordre est impensable, j’entends s’il était concrètement impensable, le concret du désordre serait la limite absolue de l’esprit. Singulière image de ce que plusieurs ont nommé Dieu. Je ne vois pas comment elle serait conciliable avec aucun des systèmes d’opinions qui leur tiennent lieu de connaissance. Et si j’ai primitivement avancé dans une première figure de ma réflexion que le désordre était impensable, c’est que cette première figure était celle de la connaissance vulgaire par laquelle me viennent tout d’abord toutes mes intuitions.

L’idée de Dieu, au moins ce qui l’introduit dans la dialectique, n’est que le signe de la paresse de l’esprit. Comme elle se levait pour arrêter toute véritable dialectique au premier pas, au second elle réapparaît par un détour semblable, et l’on voit qu’il est facile de diviniser l’ordre après le désordre, ou dans le cours du développement de ces notions de les réunir en Dieu. C’est à ce stade que l’idéalisme transcendantal s’est arrêté, et certes donnait-il à l’idée de Dieu une place plus satisfaisante pour l’esprit que celles qu’on lui assigna précédemment. Mais, dans l’instant que je reconnais dans l’idée même du médiateur absolu la même lâcheté, la même fatigue de l’esprit qui m’était montrée dans les théologies par les idéalistes, je porte contre eux, l’esprit porte contre eux, la condamnation qu’ils ont prononcée contre celles-ci. C’est à examiner sous ses trois formes, à trois étapes de l’esprit, l’apparition de l’idée de Dieu, que je reconnais le mécanisme de cette apparition, que je peux prévoir que je suis susceptible de succomber à cette idée, que je peux par avance me condamner dans la mesure où cette défaillance m’apparaît en moi-même, sa virtualité. Et que je généralise les propriétés de cette idée, par le mécanisme même, toujours le même, que j’aperçois dans son apparaître. L’idée de Dieu4 est un mécanisme psychologique. Ce ne saurait en aucun cas être un principe métaphysique. Elle mesure une incapacité de l’esprit, elle ne saurait être le principe de son efficience.

De là à conclure à l’impossibilité de la métaphysique il n’y a qu’un pas pour un esprit vulgaire. Voilà ce qui fait qu’une intuition de ce point de la réflexion, qui vient parfois aux hommes sans la conscience des étapes intermédiaires qui m’y portent, les a souvent entraînés à ce jugement de l’impossibilité de la métaphysique. C’est que pour eux Dieu est l’objet de la métaphysique. Si l’on ne peut, soutiennent-ils avec une apparence de bonheur, atteindre par la métaphysique à l’idée dont elle fait son objet, c’est que l’esprit doit se l’interdire. Erreur dont l’ingénuité a connu une incroyable fortune. Outre qu’elle liait la métaphysique à un objet qui lui est étranger, elle se réclamait d’un pragmatisme inconscient qui ferait sourire. Il se trouve que les hommes ont pendant près d’un siècle accepté comme seule raisonnable cette idée qui constitue un véritable suicide de l’esprit. Tout raisonnement bâti sur le même modèle, mais qui n’aurait pas l’esprit seul pour matière paraîtrait monstrueux, indigne, et ferait traiter de fou celui qui reproduirait la démarche habituelle du positivisme. Celui-ci n’est point un sophisme nouveau. Les idéalistes l’avaient rencontré en leur temps, l’avaient vaincu pour eux-mêmes. Un simple détour, cette fausse modestie du roseau pensant qui semble toujours du meilleur aloi, suffisait à ramener dans toute sa force une difficulté déjà résolue. Toute la philosophie moderne, et celle-là même qui s’est opposée au positivisme, en a été atteinte et viciée. Un esprit philosophique n’a d’autre recours que de la ranger parmi les formes les plus grossieres de l’erreur, les syllogismes condamnés par la philosophie aristotélicienne, et à ne plus s’en préoccuper.

Si le problème de la divinité n’est pas comme on l’a à tout hasard avancé l’objet de la métaphysique, si la métaphysique elle-même n’est pas une impossibilité logique, quel est donc l’objet de la métaphysique ? Les idéalistes avaient aperçu que la métaphysique n’est pas l’aboutissement de la philosophie, mais son fondement, et qu’elle n’était point distincte de la logique. Il y a, dans ce second point, une acceptation de synonymie, qui est inacceptable. Si la logique est la science des lois de la connaissance, et si ces lois sont incompréhensibles en dehors de la métaphysique, à quoi je souscris, il ne s’en suit pas que ces lois soient la métaphysique, mais évidemment que la métaphysique étant la science de l’objet de la connaissance ce n’est qu’en elle que la logique s’exerce et développe ses lois. Je me ferai mieux entendre en disant que la logique a pour objet la connaissance abstraite, et la métaphysique la connaissance concrète. Il s’en suit, pour parler le langage de l’idéalisme et démêler les voies de l’erreur dans ce système, qu’il ne saurait y avoir de logique de la notion ni de métaphysique de l’être. Que seules ces conceptions, filles des erreurs mêmes que les idéalistes combattaient, ont entraîné Hegel à cette construction qu’il nomme La Science de l’Essence, qui est un intermédiaire inutile, qui lui permet de passer de la logique à la métaphysique, alors qu’il les a primitivement mêlées. Il suffisait de maintenir leurs individualités.