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MOI. — Je vous demande mille fois pardon, vous êtes bien le concierge du passage ?

LUI. — Depuis vingt et des années, Monsieur, pour vous servir ?

MOI. — Vous accepteriez bien…

LUI. — Un petit marc… Je fais un métier qui donne soif… Il y a un va-et-vient là-dedans, une poussière… On voit de drôles de gens, des jolies femmes, et des moins jolies… Je les regarde le moins possible, ça ne me regarde pas, vous comprenez ? Le concierge. Après un marc, on en prend volontiers un autre. Vous êtes bien aimable, Monsieur. Il y en a qui viennent me raconter leurs petites affaires. Je donne des conseils. Les gens, ça se noie dans un verre d’eau…

MOI. — Il y a toutes sortes de locataires, dans votre passage.

LUI, devient circonspect.

Je désirais savoir s’il existait toujours dans son domaine une bizarre institution de laquelle m’avait jadis entretenu Paul Valéry : une agence qui se chargeait de faire parvenir à toute adresse des lettres venues de n’importe quel point du globe, ce qui permettait de feindre un voyage en Extrême-Orient, par exemple, sans quitter d’une semelle l’extrême-occident d’une aventure secrète. Impossible de rien apprendre : le concierge n’avait jamais entendu dire… Après tout, que sait un concierge ? Et peut-être, qu’il y a plus de vingt ans que Valéry usait de semblables supercheries.

Un marchand de cannes sépare le café du Petit Grillon de l’entrée du meublé. C’est un honorable marchand de cannes qui propose à une problématique clientèle des articles luxueux, nombreux et divers, agencés de façon à faire apprécier à la fois le corps et la poignée. Tout un art de panoplie dans l’espace est ici développé : les cannes inférieures forment des éventails, les supérieures s’entrecroisant en X penchent vers les regards, par l’effet d’un singulier tropisme, leur floraison de pommeaux : roses d’ivoire, têtes de chien aux yeux lapidaires, demi-obscurité damasquinée du Tolède, niellés de petits feuillages sentimentaux, chats, femmes, becs crochus, matières innombrables du jonc tordu à la corne de rhinocéros en passant par le charme blond des cornalines. Quelques jours après la conversation que j’ai feint de rapporter, comme j’avais passé ma soirée au Petit Grillon dans l’attente d’une personne qui n’avait pas jugé bon de me rejoindre, légitimant de quart en quart d’heure mon insolite présence solitaire par la commande d’une consommation qui épuisait un peu chaque fois de ma puissance inventive, ayant prolongé fort au-delà du possible cette station de l’expectative et de l’énervement, je sortis dans le passage alors qu’il était déjà entièrement éteint. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque, attiré par une sorte de bruit machinal et monotone qui semblait s’exhaler de la devanture du marchand de cannes, je m’aperçus que celle-ci baignait dans une lumière verdâtre, en quelque manière sous-marine, dont la source restait invisible. Cela tenait de la phosphorescence des poissons, comme il m’a été donné de la constater quand j’étais encore enfant sur la jetée de Port-Bail, dans le Cotentin, mais cependant je devais m’avouer que bien que des cannes après tout puissent avoir les propriétés éclairantes des habitants de la mer, il ne semblait pas qu’une explication physique pût rendre compte de cette clarté surnaturelle et surtout du bruit qui emplissait sourdement la voûte. Je reconnus ce dernier : c’était cette voix de coquillages qui n’a pas cessé de faire l’étonnement des poètes et des étoiles de cinéma. Toute la mer dans le passage de l’Opéra. Les cannes se balançaient doucement comme des varechs. Je ne revenais pas encore de cet enchantement quand je m’aperçus qu’une forme nageuse se glissait entre les divers étages de la devanture. Elle était un peu au-dessous de la taille normale d’une femme, mais ne donnait en rien l’impression d’une naine. Sa petitesse semblait plutôt ressortir de l’éloignement, et cependant l’apparition se mouvait tout juste derrière la vitre. Ses cheveux s’étaient défaits et ses doigts s’accrochaient par moments aux cannes. J’aurais cru avoir affaire à une sirène au sens le plus conventionnel de ce mot, car il me semblait bien que ce charmant spectre nu jusqu’à la ceinture qu’elle portait fort basse se terminait par une robe d’acier ou d’écaille, ou peut-être de pétales de roses, mais en concentrant mon attention sur le balancement qui le portait dans les zébrures de l’atmosphère, je reconnus soudain cette personne malgré l’émaciement de ses traits et l’air égaré dont ils étaient empreints. C’est dans l’équivoque de l’occupation insultante des provinces rhénanes et de l’ivresse de la prostitution que j’avais rencontré au bord de la Sarre la Lisel qui avait refusé de suivre le repli des siens dans le désastre, et qui chantait tout le long des nuits de la Sofienstrasse des chansons que lui avait apprises son père, capitaine de vénerie du Rhin. Que pouvait-elle bien venir faire ici, parmi les cannes, et elle chantait encore si j’en jugeais par le mouvement de ses lèvres car le ressac de l’étalage couvrait sa voix et montait plus haut qu’elle vers le plafond de miroir au-delà duquel on n’apercevait ni la lune ni l’ombre menaçante des falaises : « L’idéal ! » m’écriai-je, ne trouvant rien de mieux à dire dans mon trouble. La sirène tourna vers moi un visage effrayé et tendit ses bras dans ma direction. Alors l’étalage fut pris d’une convulsion générale. Les cannes tournèrent en avant de quatre-vingt-dix degrés, de telle façon que la moitié supérieure des X vint ouvrir son V contre le verre complétant en avant de l’apparition le rideau des éventails inférieurs. Ce fut comme si des piques brusquement avaient dérobé le spectacle d’une bataille. La clarté mourut avec le bruit de la mer.

Le concierge qui allait en traînant fermer la grille du passage me demanda sans aménité si j’allais oui ou non me décider à sortir. Il ne fut pas sensible aux allusions que je fis à nos libations, et je dus passer sur le boulevard, non sans m’être retourné plusieurs fois vers le magasin de cannes où je n’apercevais plus d’autre lueur que, dans les glaces, les reflets incertains des réverbères extérieurs. Il faut dire que le marchand de cannes possède à la vérité deux vitrines et que c’est dans la plus voisine des boulevards que s’était produit le sortilège dont j’eus l’esprit occupé toute la nuit. L’autre contient encore quelques cannes et parapluies et aussi des portefeuilles, de petits sacs de perles, des colliers d’ambre et, suivant une disposition étrange et concertée, des pipes font un grave cercle de muettes à la partie moyenne, où la lumière, en jouant, vient caresser leurs têtes hétéroclites. Or, quand je revins au matin, tout avait repris son aspect normal, sauf dans la seconde vitrine, une pipe d’écume qui figurait une sirène, et qui, au râtelier, sans qu’on s’en aperçût, s’était brisée comme dans un vulgaire tir forain, et qui tendait encore au bout de son tuyau d’illusion la double courbe d’une gorge charmante : un peu de poussière blanche tombée sur la silésienne d’un parapluie attestait l’existence passée d’une tête et d’une chevelure.