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La logique est la science de l’être, la métaphysique la science de la notion. Si nous pouvions accéder directement à la conception métaphysique, la logique ne serait aucunement nécessaire à notre esprit. La logique n’est qu’un moyen de nous élever à la métaphysique. Elle ne doit pas l’oublier. Dès qu’elle cesse d’avoir cette valeur, dès qu’elle s’exerce à vide, elle perd toute valeur. C’est par la voie logique que nous accédons à la métaphysique, mais la métaphysique enveloppe à la fois la logique, et reste distincte d’elle.

La notion, ou connaissance du concret, est donc l’objet de la métaphysique. C’est à l’apercevoir du concret que tend le mouvement de l’esprit. On ne peut imaginer un esprit dont la fin ne soit pas la métaphysique. Fût-il le plus vulgaire, et tout obscurci par le sentiment de l’opinion. C’est à quoi l’esprit tend, et peu importe qu’il atteigne ce qu’il ne sait pas qu’il cherche. Une philosophie ne saurait réussir. C’est à la grandeur de son objet qu’elle emprunte sa propre grandeur, elle la conserve dans l’échec. Aussi dans l’instant que je constate celui de l’idéalisme transcendantal, je salue cette entreprise, la plus haute que l’homme ait rêvée, comme une étape nécessaire de l’esprit. Dans sa marche vers le concret qu’il ne s’embarrasse pas pourtant de l’assentiment passager donné à un système. Il n’y a pas de repos pour Sisyphe, mais sa pierre ne retombe pas, elle monte, et ne doit cesser de monter.

*

Descends dans ton idée, habite ton idée, puisatier pendu à ta corde. Ce n’était d’abord qu’un trait, un cerne, et voici qu’elle se limite vraiment, et partout je touche à ce qui n’est pas elle, je touche par tout elle à ce qui la nie, le monde expire à ses plages. Mon idée, mon idée se prend à mille liens. Une longue histoire et je m’attendris aux cicatrices de sa forme, je baise les imperfections de son pied.

Putains terribles et charmantes, que d’autres dans leurs bras se prennent à généraliser. Qu’ils s’enivrent à retrouver sous cet aspect changeant qui, moi, me déconcerte, ce qui les unit toutes, ce qui revient pourtant au véritable amour. J’aime mieux leurs baisers. J’aime mieux chaque baiser, je le distingue, j’y rêverai longtemps, je ne l’oublierai plus. J’ai entendu des hommes qui se plaignaient, leurs maîtresses n’avaient pas ceci qui est le propre des femmes, et cela que les femmes évitent, elles y tombaient. Ils souffraient de ne point sentir sous la peau caressée ce frisson de la loi générale, qui les pâmerait. Eh bien, pas moi. Je t’adore, toi, pour ce particulier adorable, pas un pouce du corps, un mouvement de l’air, qui soit pour un autre valable. On ne te bâtirait pas sur ta menotte. Tu confonds la loi, en même temps que tu la manifestes. Une grande liberté qu’elle néglige éclate à tes pas. La merveille c’est que j’aie fui de la femme vers cette femme. Passage vertigineux : l’incarnation de la pensée, et m’y voilà, je ne puis concevoir un plus grand mystère. Hier à tâtons je me prenais à des abstractions vides. Aujourd’hui une personne me domine, et je l’aime, et son absence est un mal intolérable, et sa présence… Je ne peux pas comprendre sa présence, et rien n’est naturel en elle, en son pouvoir. Une attitude. Un mot. Un déplacement de sa robe. 0, quand le bracelet joue auprès de la chair.

Je m’étais attardé à un point de ma pensée, comme un homme qui ne sait plus ce qui l’a amené, où il se trouve, et qui ne voit pas de chemin pour en partir. Le malheur fait que le procès de ma pensée soit aussi celui de ma vie. Mes amis remarquaient en moi un état, duquel je sais qu’ils s’affectèrent. Ils n’avaient jamais soupçonné que ce fût le manque de perspective métaphysique qui me confondait à ce point. Je me laissais aller à de petits travaux littéraires, dont le souvenir me donne de la honte. On a de tels mouvements de pudeur, quand on se rappelle des épisodes de l’enfance, la vie de famille. Aucune démarche logique ne semblait devoir me tirer de ce cachot logique, que trahissait une mélancolie. C’est alors qu’un bouleversement total de mon sort, auquel je ne crus prendre aucune part, donna un tour si nouveau à mes pensées que ma pensée les dépassa à son tour. Je devins amoureux, ce qui tient à ces trois mots en dehors d’eux reste inimaginable.

Quand l’idée de l’amour, de cet amour, précisément de cet amour, se leva-t-elle en mon esprit, c’est à quoi je ne puis à la fois, et je puis bien répondre. Tout me séparait de celle que j’entrepris d’abord de fuir, et fuir en moi-même surtout. Il y a dans mon emportement avec les femmes une certaine hauteur, qui tient à plusieurs regrets que j’ai, à ce que j’ai longtemps cru qu’une femme, au mieux pouvait me haïr, à ce sentiment horrible de l’échec qui me porte toujours aux confins d’une ombre mortelle. Cette femme-ci, je me suis défendu de l’aimer, j’ai détourné d’elle avec une sorte de terreur qui avoue, les regrets mêmes du souvenir. Divers sentiments que j’avais me dictaient aussi ma conduite. Sans doute alors devinai-je pourtant sans fixer les traits d’un fantôme, une modification profonde de mon cœur, le filigrane étrange de l’amour commençant déjà d’y paraître. Je crus à une disposition générale de mon humeur, et c’est dans ce désordre réel que je rencontrai une autre femme. Que je le lui avoue aujourd’hui, que tout ceci s’endort, et qu’elle me pardonne. Je l’ai aimée à ma façon de ce temps-là, comme il m’était possible, et sans savoir que son image à une autre était pourtant mêlée, je l’ai bien aimée sans mentir, d’un amour qui ne s’est effacé que devant l’amour même, et elle sait très bien qu’elle m’a rendu malheureux. Aux obstacles qu’elle m’opposait, pourtant plusieurs fois défaillante, je n’ai point usé cet amour, et sans doute qu’il y puisait sa vie. Mais entendez-moi, chère amie, j’ai retrouvé en moi ce que j’avais nié. Vous étiez ma seule défense et déjà vous vous éloigniez. Alors j’ai été malheureux pour l’autre, sans croire qu’elle en saurait rien. Je vivais sans aucun effort pour me rapprocher d’elle. J’ai dit que d’autres sentiments, alors, m’en écartaient. Puis je tremblais d’éprouver ma faiblesse. Je craignais que le jour ne me devînt intolérable, si elle m’humiliait une fois. Elle fit cette chose extraordinaire, de m’appeler à elle : et moi je vins. Soirée du trouble, soirée éclipse : alors devant le feu qui jetait sur nous deux ses grandes lueurs, j’accédai, voyant ses yeux, ses yeux immenses et tranquilles, j’accédai à l’idée de cet amour conçu et nié, qui s’imposait soudain à moi dans l’évidence, à la portée de ma main qui se croyait démente. Je ne me hâtai point. Cela dura des heures et des heures, sur le versant insensible de l’aveu. Il n’y eut point de rupture entre l’indifférence et l’amour. Une porte enfin cède, et c’est ainsi qu’apparaît le merveilleux paysage.

Que la passion obscurcisse l’esprit, on y consent d’une manière trop aisée. Elle ne déroute en lui que ce qu’il a de vulgaire, l’appliqué. Les distractions des amoureux et celles des savants n’ont pas fini de faire rire : elles se valent et ne traduisent qu’une adaptation à un très grand objet. Dans l’amour, par le mécanisme même de l’amour, je découvrais ce que l’absence de l’amour me retenait d’apercevoir. Ce qui dans cette femme au-delà de son image se reformait reprenant cette image, et développant d’elle un monde particulier, le goût, ce goût divin que je connais bien à tout vertige, m’avertissait encore une fois que j’entrais dans cet univers concret, qui est fermé aux passants. L’esprit métaphysique pour moi renaissait de l’amour. L’amour était sa source, et je ne veux plus sortir de cette forêt enchantée.