Выбрать главу

La boutique suivante est un café : Le Petit Grillon, où j’ai mille souvenirs. Pendant des années j’y suis venu au moins une fois la semaine après le dîner avec des amis que je croyais tous véritables. Nous parlions, nous jouions au baccara, au poker d’as. À la lueur des événements quotidiens, au phare tournant des gains et des pertes, c’est là que je commençai à sentir un peu mieux la grandeur d’un très petit nombre de ces compagnons d’habitude, et la mesquinerie de la plupart.

Le Petit Grillon est formé de deux pièces, dont la première, la plus grande, contient le bar, dont la seconde n’est qu’un cabinet carré, qu’on réservait pour nous seuls quand nous y venions à six ou sept, jouer, boire et parler. L’hiver, cette seconde pièce se chauffe avec un petit radiateur au gaz qu’on manque sans cesse de renverser. Les clients de ce café, ce sont des habitués que j’ai vus depuis des années revenir aux mêmes places, et que rien ne distingue des autres hommes. Qu’est-ce qui les attire ici ? Une espèce d’esprit de province peut-être. Ce sont pour moi des fantômes si naturels que je n’y prête guère d’attention. Public tranquille, casanier. Il n’en était pas ainsi autrefois, paraît-il. Le même propriétaire règne sur ce café et sur Certa, dans l’autre galerie. Vous penseriez un officier de cavalerie, s’il n’avait pas l’air si bonhomme. Il a affiché ce placard aux vitres du Petit Grillon :

Étant spolié au profit d’une Société Financière par une expropriation qui ruine les commerçants de ce passage et de ce fait ne pouvant me réinstaller, je cherche acheteur pour mon matériel de bar.

Signature

combattant 1914-1918.

Blessé de guerre.

C’est le premier signe que nous rencontrons dans le passage d’une effervescence légitime qui s’est emparée de tous les habitants de ce lieu depuis qu’on connaît les estimations d’indemnité par la société concessionnaire pour la Ville de Paris des travaux du boulevard Haussmann. Il s’agit d’une véritable guerre civile qui n’en est encore qu’aux chicanes légales et aux huées, aux débats des gens d’affaires et des journaux, mais qui, si l’exaspération des victimes monte plus haut, tournerait aux barricades et aux coups de feu : il y a, qui sait, dans ces calmes boutiques, des rancœurs amoncelées qui pourraient bien préparer pour l’année prochaine un Fort Chabrol commercial, si une justice borgne et lente donnait raison à la puissante société de l’Immobilière du boulevard Haussmann, soutenue par les conseillers municipaux, et derrière eux par de grandes affaires comme les Galeries Lafayette, et vraisemblablement un consortium secret de tous les marchands du quartier qui escomptent du percement une recrudescence de passage et la multiplication indéterminée de leur chiffre d’affaires. Il faut entendre quelle sonorité dans la bouche des expropriés de demain prend le nom de la Banque Bauer, Marchai et Compagnie (59, rue de Provence), concessionnaire de la Ville. Elle apparaît à l’arrière-plan de leurs préoccupations comme la cervelle du monstre qui se prépare à les dévorer et dont, en collant l’oreille à leurs murs ils peuvent distinguer les sourdes approches à chaque coup des démolisseurs. Cette araignée légendaire, déjà ils savent que c’est en janvier 1925 qu’elle les étouffera. Ils usent envers elle de moyens dilatoires, ils arguent des bénéfices qu’ils pourraient retirer de leurs commerces pendant la durée de la Grande Exposition. On leur laisse espérer ce répit qu’ils demandent, et l’Exposition, qui dans l’ensemble du pays n’émeut guère les cœurs, apparaît ici comme la Rédemptrice, le Soleil nouveau qu’elle fut pour les hommes de 1888 et de 1889. Des signes de cette lutte, on en trouve un peu partout dans le passage, soit qu’on interroge les gens, soit qu’on lise les annonces aux devantures. Chez le marchand de timbres-poste qui fait suite au Petit Grillon, et où mélancoliquement deux papiers successifs, l’un au-dessus de l’autre, racontent succinctement une brève histoire :

FERMÉ POUR CAUSE

DE MALADIE

et plus bas.

FERMÉ POUR CAUSE

DE DÉCÈS

on avait collé un article de journal, extrait, m’a-t-on dit, du Bien Public :

L’IMMOBILIÈRE DU BD HAUSSMANN

Plusieurs commerçants lésés au bénéfice de grosses firmes — telles les Galeries Lafayette — seraient sur le point de s’adresser aux autorités judiciaires compétentes. Mais il est certain que la Ville de Paris connaissait tous les trafics et toutes les tractations auxquelles a donné lieu l’histoire de l’Immobilière du Boulevard Haussmann.

Ce qu’il y a de certain, c’est que l’on aurait dû tout au moins répartir les indemnités de façon équitable. Mais la plupart des membres du Conseil Municipal — cela est de notoriété publique — ont, ainsi que nous l’avons démontré, l’habitude de la concussion, et ne se sont fait élire que dans ce but.

Ainsi donc, sous peu, nous apprendrons des choses intéressantes. Et, grâce à l’indignation légitime de ces commerçants lésés, sera soulevé le voile qui cache les manigances de nos édiles et de certains gros requins financiers.

De même dans la galerie du Baromètre, le marchand de vins et de champagnes qui s’intitule avec orgueil Fournisseur de S. A. R. Monseigneur le Duc d’Orléans, et qui marque pour cela ses bouteilles de fleurs de lys dorées, entre deux écriteaux qui donnent le tarif de solde de son champagne et de son porto, a placé la pancarte suivante :

Par suite d’une Expropriation

qui est une

véritable spoliation

(pour moi comme pour tout le quartier)

me mettant dans l’impossibilité

de me rétablir ailleurs

je me vois obligé de céder mon fonds

Installé ici depuis 1909

Encore 7 ans de bail

Loyer gratuit

grâce aux sous-locations

Indemnité : 6.000 francs,

ne couvrant même pas les

frais, impôts

et déménagements

VIVE LA JUSTICE ! ! !

à Commerçant

ayant déjà installation

S’adresser ici

de 3 h. à 5 h.

L’Immobilière attribue au Petit Grillon acheté 200 000 francs, il y a quatre ans, somme sur laquelle restent encore à payer 80 000 francs de traites, pour indemnité d’expropriation, et rachat du bail valable encore pour onze années, la somme de 100 000 francs ; pour Certa elle offre 65 000 francs, alors que cette maison en vaut 400 000 et que dans le passage des Princes on demande au propriétaire, pour un local moins grand, 310 000 francs rien que de pas de porte. Elle offre 390 000 francs au restaurant Arrigoni, 275 000 francs à la librairie Rey qui a un bail de treize ans, 400 000 francs à la librairie Flammarion. Les commerçants du passage ont été d’autant plus surpris de ces estimations fantaisistes qu’ils avaient escompté être payés suivant le même cœfficient que les commerçants du second tronçon d’expropriation qui s’arrête au niveau de la Taverne Pousset, lequel a été en moyenne le triple de la base fictive d’évaluation des indemnités du troisième. D’autre part, l’Immobilière dépense insolemment l’argent qu’elle gagne sur ses travaux : ce n’est pas sans une indignation prometteuse de révolte que l’on nous raconte ici comment l’inutile cérémonie de l’Inauguration du premier coup de pioche du Boulevard Haussmann qui eut lieu le 1er février 1924, a coûté à la Compagnie plus de 60 000 francs. Enfin on accuse celle-ci de ne précipiter les expropriations que dans la crainte de voir enfin voter par les Chambres la loi sur la propriété commerciale, depuis si longtemps débattue. La presse ne s’est fait que bien rarement l’écho de cette surexcitation. Avec l’article du Bien Public que nous avons vu chez le marchand de timbres-poste, les expropriés ne peuvent guère citer qu’un article de La Liberté du dimanche 23 mars 1924 :