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Le porte-parole officiel des protestataires est une feuille bimensuelle qui s’intitule :

1. D’alors, s’entend (note de 1966).

LA CHAUSSÉE D’ANTIN

Organe de Défense des Intérêts Politiques et Économiques du Quartier

Paraissant les 1 5 et 15 20 de chaque mois

Rédacteur en chef : JEAN-GEORGES BERRY

Le rédacteur en chef, fils d’un ancien député de Paris, nul doute qu’il se prépare à recueillir l’illusoire héritage moral de son père. Il reçoit tous les lundis et vendredis, de 17 à 19 heures, chez lui, 93, rue de la Victoire, et c’est aussi là le siège du journal. C’est au nom de la République qu’il fait appel aux petits commerçants. Voyez comme il sème d’avis son journal, pour organiser la résistance. On lit en troisième page :

PETITS COMMERÇANTS, ce journal est votre organe. Il vous soutient. Qu’attendez-vous pour le soutenir à votre tour en lui confiant un peu de publicité ?

Rappelez-vous que des tarifs de faveur vous sont accordés et que jamais ce journal n’acceptera de réclame des Grands Magasins.

Et en quatrième page, au-dessous des « Maisons recommandées du quartier » :

APPEL

Nous faisons un pressant appel auprès de tous nos amis, de tous ceux qui nous approuvent pour qu’ils adhèrent sans retard au Comité Républicain de Défense des Intérêts du Quartier dont ils trouveront ci-dessous le bulletin d’adhésion qu’ils n’auront qu’à remplir et à nous retourner par poste au bureau du journal.

La bête noire de La Chaussée d’Antin c’est M. Oudin, conseiller municipal. C’est à lui qu’on s’en prend de toutes les fautes commises, il est l’homme de la banque Bauer, Marchai et Cie, on l’accuse d’inertie, s’il n’est pas capable de défendre les intérêts du quartier qu’il se démette : « Il nous faut un travailleur et un défenseur. Nous l’aurons », dit un article. Et M. Oudin n’habite plus même le quartier.

Je quitte un peu mon microscope. On a beau dire, écrire l’œil à l’objectif même avec l’aide d’une chambre blanche fatigue véritablement la vue. Mes deux yeux, déshabitués de regarder ensemble, font légèrement osciller leurs sensations pour s’apparier à nouveau. Un pas de vis derrière mon front se déroule à tâtons pour refaire le point : le moindre objet que j’aperçois m’apparaît de proportions gigantesques, une carafe et un encrier me rappellent Notre-Dame et la Morgue. Je crois voir de trop près ma main qui écrit et ma plume est une enfilée de brouillard. J’ai peine, comme au matin un rêve effacé, au fur et à mesure que les objets se remettent à ma taille, à me remémorer le microcosme que j’éclairais tantôt de mes miroirs, que je faisais passer au petit diaphragme de l’attention. Magnifiques drames bactériels, c’est tout juste si, suivant le penchant naturel de notre cœur, quand nous nous laissons aller à ses interprétations délirantes, nous vous imaginons des causes passionnelles à l’image des vrais chagrins de notre vie. L’amour, voilà le seul sentiment qui ait assez de grandeur pour que nous le prêtions aux infiniment petits. Mais concevons une fois vos luttes d’intérêts, microbes, pensons à vos fureurs domestiques. Quelles erreurs de comptabilité, quelles fraudes dans la tenue des livres, quelles concussions municipales, président en marge du phénomène physique aux observables phagocytoses ? Remuez, remuez désespérément, vibrions tragiques entraînés dans une aventure complexe où l’observateur n’aperçoit que le jeu satisfaisant et raisonnable des immuables lois de la biologie ! Par cette tornade d’énigmes qu’inscrivez-vous dans mon champ optique, enseignes lumineuses de la détresse, petits petits ? Vos migrations comme la danse des colloïdes, que signifie leur cinéma ? Je cherche à lire dans cette rapide écriture et le seul mot que je croie démêler dans ces caractères cunéiformes sans cesse transformés, ce n’est pas Justice, c’est Mort. O Mort, charmante enfant un peu poussiéreuse, voici un petit palais pour tes coquetteries. Approche doucement sur tes talons tournés, défripe le taffetas de ta robe, et danse. Tous les subterfuges du monde, tous les artifices qui étendent le pouvoir de mes sens, lunettes astronomiques et loupes de toutes sortes, stupéfiants pareils aux fraîches fleurs des prairies, alcools et leurs marteaux-pilons, surréalismes, me révèlent partout ta présence. Mort qui est ronde comme mon œil. Je t’oubliais. Je me promenais sans penser qu’il me faudrait rentrer à la maison, ma bonne ménagère, à la maison où déjà se refroidit la soupe dans les assiettes, où m’attendant tu croques négligemment des radis, et tes phalanges décharnées jouent avec le bord de la nappe. Tiens, ne t’impatiente pas, je te donne encore des cacahouètes, tout un quartier des boulevards pour aiguiser tes dents mignonnes. Ne me taquine pas : je viendrai.

J’oubliais donc de dire que le passage de l’Opéra est un grand cercueil de verre et, comme la même blancheur déifiée depuis les temps qu’on l’adorait dans les suburbes romaines préside toujours au double jeu de l’amour et de la mort, Libido qui, ces jours-ci, a élu pour temple les livres de médecine et qui flâne maintenant suivie du petit chien Sigmund Freud, on voit dans les galeries à leurs changeantes lueurs qui vont de la clarté du sépulcre à l’ombre de la volupté de délicieuses filles servant l’un et l’autre culte avec de provocants mouvements des hanches et le retroussis aigu du sourire. En scène, Mesdemoiselles, en scène, et déshabillez-vous un peu…

*

« L’individu vivant, dit Hegel, se pose dans sa première évolution comme sujet et comme notion, et dans sa seconde il s’assimile l’objet, et par là il se donne une détermination réelle, et il est en soi le genre, l’universalité substantielle. Le rapport d’un sujet avec un autre sujet du même genre constitue la particularisation du genre, et le jugement exprime le rapport du genre aux individus ainsi déterminés. C’est là la différence des sexes. »

Je trouve dans ce propos la signification véritable de l’histoire de Pâris. Nul doute que Vénus entre ses rivales seule lui apparaissait femme, et il lui jeta la pomme. Mais qu’aurait-il fait ici ? Dans le passage de l’Opéra, tant de promeneuses diverses se soumettent au jugement hégélien, d’âge et de beauté variables, souvent vulgaires, et en quelque façon déjà dépréciées, mais femmes, femmes vraiment, et sensiblement femmes, et cela aux dépens de toutes les autres qualités de leurs corps et de leurs âmes, tant de promeneuses dans ces galeries, leurs complices, se contentent uniquement d’être femmes, que l’homme encore indécis et solitaire avec son idée de l’amour, l’homme qui ne croit pas encore à la pluralité des femmes, l’enfant qui cherche une image de l’absolu pour ses nuits, n’a rien à faire dans ces parages ; et que c’est pitié de voir les collégiens rouges, et se poussant du coude, s’acheminer vers le Théâtre-Moderne : comment y pourraient-ils jamais choisir ?