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Il ne semble pas qu’un souci étranger aux caresses entraîne dans ce royaume tout ce peuple changeant de femmes qui concède à la volupté un droit perpétuel sur ses va-et-vient. Multiplicité charmante des aspects et des provocations. Pas une qui frôle l’air comme l’autre. Ce qu’elles laissent derrière elles, leur sillage de sensualité, ce n’est jamais le même regret, le même parfum. Et s’il en est qui font monter en moi très doucement le rire par la disproportion qui règne entre leur physique médiocre ou burlesque et le goût infini qu’elles ont de plaire, elles participent encore de cette atmosphère de la lascivité qui est comme le bruissement des feuilles vertes. Vieilles putains, pièces montées, mécaniques momies, j’aime que vous figuriez dans le décor habituel, car vous êtes encore de vivantes lueurs au prix de ces mères de famille que l’on rencontre dans les promenades publiques.

Les unes ont fait de ce lieu leur quartier général : un amant, un travail, l’espoir peut-être de prendre à leur piège un gibier qui n’est pas tout à fait celui des boulevards, quelque chose enfin qui a l’accent de la destinée, les a fixées dans ces limites. D’autres ne hantent le passage que par rencontre : le désœuvrement, la curiosité, le hasard… ou bien c’est un jeune homme timide qui craignait d’être vu avec elles au grand jour, ou bien c’est un roué qui a ici ses aises et qui vient examiner sa prise dans ce coin tranquille. Souvent les femmes qu’on croise viennent pour la première fois dans ces retraits commodes : elles ne sont pourtant pas des provinciales, elles s’asseyaient chaque jour aux terrasses voisines. Mais, en entrant sous ces voûtes de verre, elles prennent notion d’une existence et de tout un monde, et les voilà gênées. Elles se parlent à voix basse, rient un peu fort, et examinent toute chose. Elles ne sont pas longues à découvrir des particularités qui les excitent et les choquent. Généralement, elles vont par deux : cela rend la vie plus facile. Les novices se méprennent seuls sur ces couples ; les autres savent les inviter sans erreur à quelque consommation qui permette aux connaissances de se nouer. Ce sont des conversations délicates où la présence d’une autre femme introduit un sens de sociabilité et de politesse, jusqu’à ce que l’intéressée montre ses dents éclatantes, et parle avec des rires de son emploi du temps, de ses plus secrètes sciences. Il y a des liaisons anciennes qui ont élu pour leurs rendez-vous Certa ou le Petit Grillon. On reconnaît ces ménages d’habitude : la femme qui attend a un air de réserve qui ne trompe pas. Puis l’homme, affairé, survient. Il ruisselle encore de sa vie sociale, il a une position, une serviette, la légion d’honneur, il s’assure de la main que sa barbe est peignée. Parfois, il y a un enfant avec la femme. Elle, ne perd pas un instant le sens du mystère.

Mais ma prédilection va aux véritables habituées. On peut les voir souvent. On les retrouve. Il n’est pas besoin de les approcher. On se fait une idée de chacune avec le temps. D’une année à l’autre, à peine si elles changent. On suit en elles la marche des saisons, la mode. Elles varient insensiblement avec le ciel, comme ces marionnettes des baromètres de la Forêt-Noire qui mettent une robe mauve les jours de pluie. L’air qu’elles fredonnent change aussi : on le connaît toujours, on le reconnaît même. Quelques-unes se dispersent, les autres vieillissent. Chaque printemps renouvelle un peu leur contingent. Les premières venues, d’abord craintives ou bruyantes, se disciplinent au milieu. Tapisserie humaine et mobile, qui s’effiloche et se répare. Elles ont, en même temps, les mêmes chapeaux et les mêmes idées, mais elles ne se chiperont jamais l’allure, un sens indéfinissable de leur corps, si ce n’est pour quelques grimaces canailles, qui indiquent, plus sûrement que tout, le coudoiement et la camaraderie, un certain avilissement délectable, lequel me monte tout de suite l’imagination et me chauffe le cœur. Dans tout ce qui est bas, il y a quelque chose de merveilleux qui me dispose au plaisir. Avec ces dames, il s’y mêle un certain goût du danger : ces yeux dont le fard une fois pour toutes a fixé le cerne et déifié la fatigue, ces mains que tout abominablement révèle expertes, un air enivrant de la facilité, une gouaillerie atroce dans le ton, une voix souvent crapuleuse, banalités particulières qui racontent l’histoire hasardeuse d’une vie, signes traîtres de ses accidents soupçonnés, tout en elles permet de redouter les périls ignominieux de l’amour, tout en elles, en même temps, me montre l’abîme et me donne le vertige, je leur pardonnerai, c’est sûr, tout à l’heure, de me consumer. Je suis comme le marchand d’étoffe des Mille et Une Nuits : il avait épousé une fille du palais et, après l’avoir battu de verges parce qu’il ne s’était pas lavé les mains avant de la caresser, sa femme, elle-même, lui coupa les quatre pouces avec un rasoir ; mais, il ne lui en voulut pas pour si peu, il lui jura de toujours se laver six-vingt fois les mains avec de l’alcali, de la cendre de la même plante et du savon ; puis il acheta une maison et y logea un an avec son épouse.

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Deux coiffeurs à la queue leu leu font suite au marchand de timbres : le premier coiffeur pour dames, le second Salon pour messieurs. Coiffeurs pour les deux sexes, vos spécialisations ne sont pas sans saveur. Les lois du monde s’inscrivent en lettres blanches à votre devanture ; les bêtes des forêts vierges, voilà vos clients : elles viennent dans vos fauteuils se préparer au plaisir et à la propagation de l’espèce. Vous aiguisez les cheveux et les joues, vous taillez les griffes, vous affûtez les visages pour la grande sélection naturelle. On a vu des rossignols enroués dans vos linceuls humides : au petit crachoir de sable avant de s’asseoir, ils avaient jeté leur cigare orné des étoiles de la nuit, puis ils s’abandonnaient aux ciseaux chanteurs et au vaporisateur magique. Qui donc t’aurait reconnu, mélodieux oiseau, dans ce patient qui lit avec négligence les échos de La Vie Parisienne ?

Je voudrais savoir quelles nostalgies, quelles cristallisations poétiques, quels châteaux en Espagne, quelles constructions de langueur et d’espoir s’échafaudent dans la tête de l’apprenti, à l’instant qu’au début de sa carrière il se destine à être coiffeur pour dames, et commence de se soigner les mains. Enviable sort vulgaire, il dénouera désormais tout le long du jour l’arc-en-ciel de la pudeur des femmes, les chevelures légères, les cheveux-vapeur, ces rideaux charmants de l’alcôve. Il vivra dans cette brume de l’amour, les doigts mêlés au plus délié de la femme, au plus subtil appareil à caresses qu’elle porte sur elle avec tout l’air de l’ignorer. N’y a-t-il pas des coiffeurs qui aient songé, comme des mineurs dans la houille, à ne servir jamais que des brunes, ou d’autres à se lancer dans le blond ? Ont-ils pensé à déchiffrer ces lacis où restait tout à l’heure un peu du désordre du sommeil ? Je me suis souvent arrêté au seuil de ces boutiques interdites aux hommes et j’ai vu se dérouler les cheveux dans leurs grottes. Serpents, serpents, vous me fascinez toujours. Dans le passage de l’Opéra, je contemplais ainsi un jour les anneaux lents et purs d’un python de blondeur. Et brusquement, pour la première fois de ma vie, j’étais saisi de cette idée que les hommes n’ont trouvé qu’un terme de comparaison à ce qui est blond : comme les blés, et l’on a cru tout dire. Les blés, malheureux, mais n’avez-vous jamais regardé les fougères ? J’ai mordu tout un an des cheveux de fougère. J’ai connu des cheveux de résine, des cheveux de topaze, des cheveux d’hystérie. Blond comme l’hystérie, blond comme le ciel, blond comme la fatigue, blond comme le baiser. Sur la palette des blondeurs, je mettrai l’élégance des automobiles, l’odeur des sainfouins, le silence des matinées, les perplexités de l’attente, les ravages des frôlements. Qu’il est blond le bruit de la pluie, qu’il est blond le chant des miroirs ! Du parfum des gants au cri de la chouette, des battements du cœur de l’assassin à la flamme-fleur des cytises, de la morsure à la chanson, que de blondeurs, que de paupières : blondeur des toits, blondeur des vents, blondeur des tables, ou des palmes, il y a des jours entiers de blondeur, des grands magasins de Blond, des galeries pour le désir, des arsenaux de poudre d’orangeade. Blond partout : je m’abandonne à ce pitchepin des sens, à ce concept de la blondeur qui n’est pas la couleur même, mais une sorte d’esprit de couleur, tout marié aux accents de l’amour. Du blanc au rouge par le jaune, le blond ne livre pas son mystère. Le blond ressemble au balbutiement de la volupté, aux pirateries des lèvres, aux frémissements des eaux limpides. Le blond échappe à ce qui définit, par une sorte de chemin capricieux où je rencontre les fleurs et les coquillages. C’est une espèce de reflet de la femme sur les pierres, une ombre paradoxale des caresses dans l’air, un souffle de défaite de la raison. Blonds comme le règne de l’étreinte, les cheveux se dissolvaient donc dans la boutique du passage, et moi je me laissais mourir depuis un quart d’heure environ. Il me semblait que j’aurais pu passer ma vie non loin de cet essaim de guêpes, non loin de ce fleuve de lueurs. Dans ce lieu sous-marin, comment ne pas penser à ces héroïnes de cinéma qui, à la recherche d’une bague perdue, enferment, dans un scaphandre toute leur Amérique nacrée ? Cette chevelure déployée avait la pâleur électrique des orages, l’embu d’une respiration sur le métal. Une sorte de bête lasse qui somnole en voiture. On s’étonnait qu’elle ne fît pas plus de bruit que des pieds déchaussés sur le tapis. Qu’y a-t-il de plus blond que la mousse ? J’ai souvent cru voir du champagne sur le sol des forêts. Et les girolles ! Les oronges ! Les lièvres qui fuient ! Le cerne des ongles ! Le cœur du bois ! La couleur rose ! Le sang des plantes ! Les yeux des biches ! La mémoire : la mémoire est blonde vraiment. À ses confins, là où le souvenir se marie au mensonge, les jolies grappes de clarté ! La chevelure morte eut tout à coup un reflet de porto : le coiffeur commençait les ondulations Marcel.