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En liberté dans le magasin, de grands fauves modernes guettaient la femelle d’homme en proie au petit fer : le séchoir mécanique avec son cou de serpent, le tube à rayons violets dont les yeux sont si doux, le fumigateur à l’haleine d’été, tous les instruments sournois et prêts à mordre, tous les esclaves d’acier qui se révolteront un beau jour. Les simulacres de la devanture, je ne dirai plus rien1 de ces cires que la mode a déshabillées et marquées dans la chair du martèlement des pouces. Mais où diable avais-je rencontré cette femme qui maintenant passait ses mains sur sa coiffure reformée ? Un instant je vis ses épaules : une toile d’araignée les déroba. Puis ce fut le tour aux cheveux de disparaître sous un gros insecte marron. Une libellule butinait un peu plus bas que la ceinture, les mains jouaient avec des gants de sable et un sac de mica cendré. Elle marchait comme on rit, et, quand elle fut sur le pas de la porte, je vis son pied pris dans un piège de feuillage, et sa jambe dorée, et je me demandai encore : Mais qui donc peut être cette éponge ? Alors la charmante blondeur se penchant vers moi me dit : « As-tu donc oublié, c’était hier pourtant : les plantes vertes ne se sont pas flétries, les lustres n’ont pas perdu leur éclat ni les loges leur sombre rougeur. Quand je parus au milieu des fous-rires, c’était au temps de l’équinoxe, je n’eus qu’à me dandiner un peu et la houle d’ombre monta sur les visages, la mer des bras d’hommes se tendit vers Nana.

— Nana ! m’écriai-je, mais comme te voilà au goût du jour !

— Je suis, dit-elle, le goût même du jour, et par moi tout respire. Connais-tu les refrains à la mode ? Ils sont si pleins de moi qu’on ne peut les chanter : on les murmure. Tout ce qui vit de reflets, tout ce qui scintille, tout ce qui périt, à mes pas s’attache. Je suis Nana, l’idée de temps. As-tu jamais, mon cher, aimé une avalanche ? Regarde seulement ma peau. Immortelle pourtant, j’ai l’air d’un déjeuner de soleil. Un feu de paille qu’on veut toucher. Mais, sur ce bûcher perpétuel, c’est l’incendiaire qui flambe. Le soleil est mon petit chien. Il me suit comme tu peux voir. »

Elle s’éloigna vers la rue Chauchat et je restai stupide, car au lieu d’ombre elle avait une écharpe de lumière qui l’escortait sur le dallage. Elle disparut dans le brouhaha lointain de l’Hôtel des Ventes.

L’Hôtel des Ventes laisse filtrer un peu de ses passions dans le crible du passage de l’Opéra. Mais la hantise y transforme ceux qui s’en échappent, et ce n’est qu’à leur entrée dans cet antre que ces joueurs inquiets, ces guetteurs fiévreux portent encore sur leur visage le reflet flambant des enchères : en avançant dans ces galeries enchantées ils se prennent aux féeries du lieu et deviennent à leur tour des hommes. Cependant chez le second coiffeur quelques-uns d’entre eux font halte pour mieux se dépouiller du tremblement qui les ferait reconnaître. Leurs têtes renversées dans le Portugal, les joues abandonnées aux lames de Sheffield, à quoi pensent-ils dans ce hall de bois sombre ? Les vitres dépolies de la devanture trompent un peu sur la qualité de ce Salon, assez sévère, haut de plafond, mais moins moderne qu’on l’espère. Ce n’est pas le coiffeur français traditionnel, qui garde le souvenir des années brillantes du siècle dernier sous les espèces d’ornements inutiles, comme celui que nous rencontrerons dans l’autre galerie ; ce n’est pas non plus le coiffeur à l’américaine qui s’est établi à Paris depuis moins de dix ans comme un poncif avec tous les perfectionnements barbares d’une chirurgie érotique ; ce n’est pas, quoi qu’en dise l’enseigne, vestige d’une civilisation de notre enfance, le Peluquero tel qu’il se rencontre encore près de la Trinité, venu en France avec le maxixe et le tango ; c’est bien plutôt, survivant de cette anglomanie démodée qui envoyait blanchir son linge à Londres, le Lavatory d’aspect protestant qui ne nous paraît pas plus anglais aujourd’hui que chinois certains Sèvres du dix-huitième siècle. Quelle opposition avec la boutique voisine ! Ici pas de draperies de velours bleu, pas de caissière énigmatique. Au lieu de porter comme la précédente un aventureux nom d’Opéra, Norma, qui est comme un balcon sur des vignes, la maison se recommande des patronymes de sept coiffeurs :

VINCENT

PIERRE

HAMEL

ERNEST

ADRIEN

AMÉDÉE

CHARLES

Coiffeurs corrects et peu voluptueux. Ils sont comme leur magasin de bois sombre et de glaces. Ils rasent bien. Ils coupent les cheveux et voilà. Ce sera tout pour aujourd’hui. C’est qu’ils sont d’une école où l’on tenait le coiffeur pour un outil de précision : il n’entre aucune humanité dans leurs méthodes. Dans un pays où l’on déclare abominable le savonnage des joues à la main, tel qu’on le pratique en Allemagne, pour lui préférer la manœuvre antique du blaireau, il était bien juste que de tels coiffeurs puritains, même à deux pas des sanctuaires de la sensualité, parvinssent à maintenir une tradition de sécheresse anglo-saxonne. C’est bien plutôt chez les petits coiffeurs des quartiers périphériques, Auteuil, les Ternes même, que j’ai trouvé des praticiens sentimentaux, capables d’apporter dans les soins de la barbe et des cheveux une espèce de passion non professionnelle et de déceler par de soudaines délicatesses inattendues une science anatomique instinctive qui m’explique vraiment l’expression artiste capillaire qui n’a plus aujourd’hui que des applications ironiques.