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C’est pour moi un sujet d’étonnement toujours renouvelé que de voir avec quel dédain, quelle indifférence de leurs plaisirs les hommes négligent d’en étendre les domaines. Ils me font l’effet de ces gens qui ne se lavent que les mains et le visage, quand ils croient devoir limiter en eux les zones de la volupté. Si certains d’entre eux goûtent des charmes de hasard, on ne les voit pas se préoccuper de les reproduire. Aucun système, aucun essai de codification du plaisir. C’est à ne pas comprendre comment ils sont encore susceptibles de temps à autre d’avoir ce qu’ils nomment si drôlement des vices. Ils ne font pas l’éducation de leur cuir chevelu, et leurs coiffeurs perdent avec nonchalance l’occasion de procurer à ces ignorants des agréments qu’il leur serait si facile d’accorder. Je ne crois pas qu’on ait jamais enseigné cette géographie du plaisir qui serait dans la vie un singulier appoint contre l’ennui. Personne ne s’est occupé d’assigner ses limites au frisson, ses domaines à la caresse, sa patrie à la volupté. Des localisations grossières, voilà tout ce que l’homme a dégagé de l’expérience individuelle. Un jour peut-être les savants se partageront-ils le corps humain pour y étudier les méandres du plaisir : ils trouveront cette étude aussi digne qu’une autre d’absorber l’activité d’un homme. Ils en publieront les atlas, dont il faudra recommander l’attentive lecture aux garçons coiffeurs. Ils y apprendront à laisser errer leurs doigts sur les crânes : ils y apprendront à les attarder au niveau du lambda où le plaisir atteint son comble, et à les en écarter tout à coup vers les écailles où de nouveaux royaumes nerveux sous l’influence du massage entrent brusquement en danse, envoyant de curieux élancements vers les oreilles et les régions voisines du cou. Et je ne parle pas du visage : qu’ils apprennent seulement à faire trembler les élévateurs des ailes du nez, et déjà ils pourront passer pour des masseurs subtils.

La psychologie, cette petite radoteuse2, qui ne se trahit guère chez les coiffeurs que par les noms des parfums, les teintures et le romantisme des coiffures (je connais, rue du Débarcadère, un de ces commerçants qui vous propose la coiffure Albert Ier roi des Belges, la coiffure Joffre, etc.), n’a plus depuis longtemps déjà de secrets pour les tailleurs. C’est ainsi que tout au bout de la galerie du Thermomètre, nous trouvons Vodable qui attire les clients en s’intitulant. Tailleur mondain. Il vend aussi des malles et comme il dit : All traveling requisilies. Je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est ici que Landru, expérimentateur sensible, se faisait habiller, essayant ses costumes au milieu des bagages exposés comme autant de symboles mystérieux de son destin. J’ai retenu de cet homme auquel on a coupé la tête, qu’il avait chez lui le masque de Beethoven et les œuvres d’Alfred de Musset, qu’il offrait à ses amies de rencontre un biscuit et un doigt de madère, qu’il portait les palmes académiques. Curieux aboutissant de tout un monde. Il me semble que ce point précis du passage où je me tiens est exactement apparié à cet homme et à ses accessoires. Et je songe avec regret qu’il n’y a point en cour d’assises de programme où l’on puisse écrire en italique

À la cour comme à la ville

Monsieur LANDRU

est habillé par LE TAILLEUR MONDAIN.

Mais, ma parole, pour un Landru de mort, voilà dix inconnus trouvés. Ce sont les clients du tailleur : je les vois défiler comme si j’étais un de ces appareils de prises de vues au ralenti qui photographient le gracieux développement des plantes. Ils ne sont pas tous des Don Juan de Paris, mais une espèce de lien qui leur vient du costume me révèle chez eux un mystère commun. Aventuriers sentimentaux, escrocs rêveurs, pour le moins prestidigitateurs de songes, ils viennent ici chercher les éléments de leur illusion naturelle. Rien ne révélera ces activités paradoxales qu’ils poursuivent par goût plus encore que par besoin, ou sans doute par goût et besoin confondus. Longtemps, toujours peut-être, en marge du monde et de la raison, ils exerceront leurs facultés imaginatives dans des voies empiriques, à l’occasion de faits particuliers et pittoresques. Un accident, un jour, peut les livrer. Mais le plus souvent je les suppose s’enfonçant peu à peu dans une vieillesse équivoque avec des rapines de souvenirs. Drôles de vies insoupçonnées qui gardent pour elles-mêmes mille récits pleins de saveur. L’homme aujourd’hui n’erre plus au bord des marais avec ses chiens et son arc : il y a d’autres solitudes qui se sont ouvertes à son instinct de liberté. Terrains vagues intellectuels où l’individu échappe aux contraintes sociales. Là vit un peuple ignoré, qui se soucie peu de sa légende. Je vois ses maisons de campagne, ses laboratoires de plaisir, ses bagages à main, ses rues, ses pièges, ses divertissements.

Au niveau de l’imprimerie qui fait des cartes à la minute, juste au-dessus du petit escalier par lequel on descend dans la rue Chauchat, à cette extrême pointe du mystère vers le septentrion, là où la grotte s’ouvre au fond d’une baie agitée par les allées et venues des déménageurs et des commissionnaires, à la limite des deux jours qui opposent la réalité extérieure au subjectivisme du passage, comme un homme qui se tient au bord de ses abîmes, sollicité également par les courants d’objets et par les tourbillons de soi-même, dans cette zone étrange où tout est lapsus, lapsus de l’attention et de l’inattention, arrêtons-nous un peu pour éprouver ce vertige. La double illusion qui nous tient ici se confronte à notre désir de connaissance absolue. Ici les deux grands mouvements de l’esprit s’équivalent et les interprétations du monde perdent sur moi leur pouvoir. Deux univers se décolorent à leur point de rencontre ; comme une femme parée de toutes les magies de l’amour quand le petit matin ayant soulevé sa jupe de rideaux pénètre doucement dans la chambre. Un instant, la balance penche vers le golfe hétéroclite des apparences. Bizarre attrait de ces dispositions arbitraires : voilà quelqu’un qui traverse la rue, et l’espace autour de lui est solide, et il y a un piano sur le trottoir, et des voitures assises sous les cochers. Inégalité des tailles des passants, inégalité d’humeur de la matière, tout change suivant des lois de divergence, et je m’étonne grandement de l’imagination de Dieu : imagination attachée à des variations infimes et discordantes, comme si la grande affaire était de rapprocher un jour une orange et une ficelle, un mur et un regard. On dirait que pour Dieu le monde n’est que l’occasion de quelques essais de natures mortes. Il a deux ou trois petits trucs qu’il ne se fait pas faute d’employer : l’absurde, le bazar, le banal… il n’y a pas moyen de le tirer de là.

De ce carrefour sentimental, si je porte alternativement les yeux sur ce pays de désordre et sur la grande galerie éclairée par mes instincts, à la vue de l’un ou l’autre de ces trompe-l’œil, je n’éprouve pas le plus petit mouvement d’espoir. Je sens frémir le sol et je me trouve soudain comme un marin à bord d’un château en ruine. Tout signifie un ravage. Tout se détruit sous ma contemplation. Le sentiment de l’inutilité est accroupi à côté de moi sur la première marche. Il est habillé comme moi, mais avec plus de noblesse. Il ne porte pas de mouchoir. Il a une expression de l’infini sur le visage et entre ses mains il tient déplié un accordéon bleu dont il ne joue jamais, sur lequel on lit : PESSIMISME. Passez-moi ce morceau d’azur, mon cher Sentiment de l’inutile, sa chanson plairait à mes oreilles. Quand j’en rapproche les soufflets on ne voit plus que les consonnes :