— Partie ? où cela ?
— Je l’ignore… elle est partie sans crier gare, et à la suite d’une assez curieuse aventure…
Shepard, pour le coup, dressa l’oreille : on lui parlait d’une aventure, cela promettait d’être intéressant :
— À quoi faites-vous allusion ? demanda-t-il…
Et, comme le gardien ne semblait pas disposé à répondre, il insista, montrant sa carte :
— Parlez, mon ami, je suis de la police…
Le gardien, du coup, devint loquace…
— Eh bien, monsieur, expliqua-t-il, Mme Françoise Lemercier qui est, comme vous devez le savoir, une chanteuse, est partie subitement pour courir après son enfant qui, disait-elle, lui avait été volé…
— Le petit Daniel ?
— Oui, monsieur, le petit Daniel, un soir, en revenant de faire des commissions, elle ne l’a plus retrouvé.
— Dites-moi, elle avait un ami, cette jeune femme ? un monsieur qui devait venir la voir assez souvent ? s’est-il présenté ici depuis son départ ?
— Oui, oui, faisait-il, elle avait un ami… Il avait les clés de son appartement. Il est venu en effet depuis le départ. Il est monté à l’appartement, il en est redescendu quelques minutes après, l’air furieux…
— Et il n’est pas revenu depuis ?
— Non monsieur.
***
Une heure plus tard, Shepard remontait en voiture, non plus Jewin Street, mais bien Elsted Street, devant la maison du docteur Garrick, où il venait vainement de carillonner : miss Editha devait être sortie.
Et jetant l’adresse de Scotland Yard à son cocher, Shepard songea :
— Bigre, cela devient bizarre, grave, inquiétant même ! D’une part le bruit public accuse nettement Garrick d’avoir tué sa femme… d’autre part il est constant que Mme Garrick a bel et bien disparu… et puis que veut dire le subit départ de cette Françoise Lemercier, l’histoire de l’enfant envolé, et tout cela qui coïncide avec l’absence du docteur Garrick que la femme de chambre n’a pas revu depuis cinq jours ?… sapristi de sapristi… L’affaire se présente de cette façon : un homme marié a une maîtresse et veut vivre avec elle. Cette maîtresse a un enfant, l’enfant disparaît, l’épouse légitime disparaît, les deux amants sont en fuite… hum… en tout cas je vais bien voir ce que dira le coroner.
5 – LE DÉPART DU « VICTORIA »
Ce matin-là, lundi 26 avril, à l’heure du flot, les lourdes portes de l’écluse du Princess Dock, à Liverpool, s’étaient lentement ouvertes, grinçant sur leurs gonds gigantesques.
L’écluse avait donné passage à un petit remorqueur qui portait à sa cheminée noire l’étoile blanche de l’American White Star Company.
Vomissant des torrents de fumée sombre, le remorqueur, lancé à toute allure et dont l’hélice se vissait avec énergie dans les flots opaques, décrivit une large courbe en sortant du bassin.
Ce n’était qu’un grand navire qui sortait et ce spectacle était trop fréquent pour qu’on y prêtât attention.
Le navire qui sortait du Princess Dock n’appartenait pas à la catégorie des transatlantiques de luxe.
Réputé solide, sinon fin marcheur, le Victoria assurait, depuis des années, le service Liverpool-Montréal.
Le Victoria mettait d’ordinaire de neuf à onze jours pour effectuer ce trajet. Il prenait non seulement des passagers à des conditions fort avantageuses, vu la lenteur relative du voyage, mais aussi – et c’était cela le plus productif pour la Compagnie, qui en était propriétaire – des marchandises dites « de service accéléré »…
Les passagers à destination de Montréal, massés tout autour du pont, observaient, en curieux, la manœuvre qui s’effectuait, lente, majestueuse, muette presque.
Coups de sifflets. Quelques mouchoirs agités sur le quai, quelques adieux lancés par des badauds juchés sur les piliers de l’écluse, au ras desquels passait l’énorme masse flottante.
Appuyée au bastingage de bâbord du pont des secondes classes, une jeune femme demeurait pensive.
Elle était vêtue d’un long vêtement noir, et n’était la plume blanche qui ornait sa toque, on l’aurait prise pour une personne en deuil.
La voyageuse, qui pouvait avoir vingt ans au plus, était jolie, soigneusement habillée, mais son visage semblait empreint d’une grande tristesse. Elle frissonnait, comme sous le coup d’une vive émotion.
Soudain, alors que le Victoria allait définitivement perdre tout contact avec la terre et le port, la jeune passagère à l’attitude douloureuse laissa échapper un cri violent.
Ses bras s’écartèrent, ses yeux démesurément, s’ouvrirent, puis instinctivement, comme si elle venait d’être surprise par une apparition redoutable ou terrifiante elle recula en arrière et s’en fut tomber inerte, à demi évanouie, sur l’une des confortables bergères d’osier qui étaient placées le long des cabines du pont.
L’émotion, la défaillance de la jeune femme passèrent inaperçues des passagers qui l’entouraient, car ceux-ci, avaient eux aussi, éprouvé la même surprise. Tous, sans s’inquiéter de la voyageuse reculée en arrière, se pressaient le long du bastingage ou couraient à l’arrière du bâtiment, pour ne rien perdre du spectacle dont ils venaient d’apercevoir le commencement.
Fendant soudain la foule qui encombrait la jetée, se frayant un passage jusqu’au ras même de la porte de l’écluse, un homme, en dépit des observations et même des bourrades que lui octroyaient ses voisins, s’était précipité.
En dépit de la largeur de l’écluse, les flancs du Victoria étaient si larges qu’ils touchaient presque les portes du bassin.
Pour éviter des contacts meurtriers à la carène du navire, on avait disposé, comme d’habitude, tout le long du bordage, de gros ballons en filin attachés par des câbles aux superstructures du pont.
Or, cet homme, profitant de la stupéfaction que sa course rapide déterminait, et avant que personne eût songé à le retenir, à l’empêcher d’entreprendre une aussi périlleuse aventure, s’était précipité sur le flanc du navire, se servant d’un ballon de filin comme d’un piédestal, puis, avec une agilité inouïe, grimpant le long du cordage amarré au haut du pont, il avait atteint le bastingage le plus élevé.
C’était un personnage d’une quarantaine d’années, stupéfiant acrobate, robuste, le visage énergique, de longs cheveux noirs qui bouclaient sur la nuque, une forte moustache, des favoris épais.
Lorsqu’il parvint au terme de sa périlleuse entreprise, les applaudissements crépitèrent.
Sans doute, il s’agissait là d’un voyageur qui, mis en retard par une cause quelconque, n’avait pas hésité à sauter à bord du Victoria, comme on monte dans le tramway en marche.
En voyageur qui a l’habitude des paquebots, il avisa un escalier et s’y lança impétueusement. L’escalier menait aux cabines des deuxièmes classes.
L’énigmatique personnage fit quelques pas rapides dans l’entrepont et soudain poussa une exclamation à laquelle un cri de joie répondit.
Il venait de se trouver face à face avec la jeune et jolie voyageuse que sa montée à l’assaut du navire avait tant impressionnée.
— Françoise Lemercier…
— Garrick…
Ces deux êtres s’étaient aussitôt reconnus et ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre.
Cependant que sur les lèvres du personnage, qui n’était autre, en effet, que le docteur Garrick, se pressaient de nombreuses questions, la jeune femme s’abandonnant à l’émotion heureuse et inespérée de retrouver ce compagnon, que sans doute elle n’attendait pas, laissait aller la tête sur son épaule, tout en donnant libre cours à ses larmes.
Garrick interrogeait :