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— Françoise, ma chère Françoise, m’expliqueras-tu ?… que fais-tu ici ?

— Je suis folle, murmura-t-elle… c’est épouvantable, c’est effrayant, tu sais, n’est-ce pas ?… Garrick…

— J’ai reçu ta lettre, ma chérie…, lettre incompréhensible… j’ai couru chez toi aussitôt après, mais tu étais déjà partie… heureusement tu m’expliquais ton but… un train se trouvait en partance, par bonheur il m’a amené assez à temps de Londres à Liverpool, pour que j’aie pu te rejoindre… c’est ainsi que j’ai appris.

— Daniel… Daniel, dit la jeune femme, qui de nouveau se laissait aller à sa douleur incommensurable, mon pauvre petit Daniel, qu’est-il devenu ?…

Garrick, à ces mots crispa les poings :

— Qui donc s’est permis de nous troubler ?… en plein bonheur.

Puis, menaçant du geste un ennemi imaginaire, un adversaire inconnu, l’amant de Françoise Lemercier, car c’était bien, en effet, la maîtresse du dentiste de Putney qui se trouvait là, poursuivit :

— Ah ! si seulement j’avais pu me douter… oui, ce doit être « lui » qui a voulu reprendre son enfant…

Mais, au fait, Françoise, comment se fait-il que tu sois à bord de ce paquebot ?… pourquoi veux-tu partir en Amérique ?…

— Je pars chercher Daniel, je n’aurai de cesse, que Daniel une fois retrouvé…

— Françoise, je veux t’aider à retrouver ton enfant, poursuivit Garrick. Cela ne me dit toujours pas tes intentions, pourquoi tu pars pour le Canada ?

— Pourquoi ! s’écria Françoise Lemercier, qui paraissait surprise d’une telle interrogation, convaincue sans doute qu’il n’y avait pas, pour retrouver son fils, d’autre solution à adopter que celle qui consistait à s’embarquer à destination de Montréal.

Garrick lui imposa silence ; il murmura à son oreille :

— Descendons dans ta cabine, veux-tu ?… nous causerons plus librement.

***

Françoise Lemercier, jeune Française, mariée à un Canadien et séparée de son époux depuis qu’elle exerçait la profession d’artiste, était non seulement la mère d’un délicieux bambin de dix-huit mois, enfant blond, aux yeux clairs, mais encore la maîtresse du docteur Garrick.

Ce dentiste était marié. Et il ne bénéficiait pas de la sympathie de ses voisins. On le tenait pour un être mystérieux, étrange, perpétuellement en voyage… Dans le voisinage de sa maîtresse, bien que beaucoup moins connu, beaucoup moins remarqué, il n’était pas l’objet d’une beaucoup plus grande considération.

On se rendait parfaitement compte que cet homme qui venait voir son amie en cachette, qui prenait les plus grandes précautions pour se dissimuler lorsqu’il entrait ou sortait de chez Françoise Lemercier, devait avoir quelque chose à cacher.

Françoise Lemercier était plus sympathique que Garrick aux habitants de Jewin Street.

La jeune femme était modeste, réservée, accueillante et serviable. Avait-on besoin d’elle, qu’elle se mettait toujours aimablement à la disposition de ses voisins. Toutefois « la Française », comme on disait, n’était guère loquace. Elle avait beau parler assez correctement l’anglais, elle restait muette sur sa vie privée.

On attribuait cela à la pudeur qu’elle éprouvait, peut-être même à la honte qu’elle ressentait de vivre en concubinage avec un homme marié, sûrement…

***

Or, alors qu’elle était rentrée et qu’elle avait trouvé l’appartement vide, le petit Daniel avait disparu, Françoise avait fixé son regard sur un journal qui traînait sur la table.

Machinalement, Françoise Lemercier en avait lu le titre : Le Précurseur, et soudain la malheureuse s’était écroulée sur le plancher, en proie à une nouvelle émotion, en proie à une lueur d’espoir.

La découverte de ce journal venait de lui ouvrir des horizons nouveaux.

Le Précurseur, c’était en effet une feuille canadienne qui se publiait à Montréal. Françoise Lemercier n’était pas abonnée, elle ne la recevait jamais.

Ce journal avait donc fait son apparition chez elle depuis quelques instants à peine, pendant sa malencontreuse absence, pendant les dix minutes qui avaient suffi au mystérieux ravisseur pour lui dérober son enfant… N’était-ce pas le ravisseur lui-même qui avait involontairement laissé traîner derrière lui ce document révélateur ?

Françoise Lemercier se prenait à l’espérer. Qui pouvait avoir intérêt à lui voler son fils, le petit Daniel ? Sans nul doute, son mari, le mari, le père de l’enfant. Or, le mari de Françoise Lemercier était canadien, la présence de ce journal oublié expliquait tout.

Certes, Françoise Lemercier éprouvait une douleur effroyable à l’idée que le petit Daniel avait disparu, mais elle se consolait aussi en songeant que le ravisseur de l’enfant devait être son père et que ce père, assurément, ne ferait pas de mal à son fils…

Puis, ç’avait été la ruée des voisines dans le petit appartement de Françoise. Nul ne savait rien. On n’avait rien vu. Mais on voulait être là.

Enfin, dès qu’elle avait été seule la pauvre maman du petit Daniel avait pris une décision.

Elle partirait pour le Canada par le premier bateau. Elle arriverait à Montréal, ferait l’impossible pour retrouver son enfant… et elle le retrouverait.

Françoise Lemercier consulta un indicateur, partit le soir même pour Liverpool. Auparavant, n’ayant pu joindre son amant Garrick, elle lui avait écrit une lettre confuse où elle expliquait tant bien que mal ce qui lui était arrivé, puis son projet.

***

À présent c’était de vive voix que Françoise Lemercier expliquait, seule à seul dans sa cabine avec Garrick, pourquoi elle se trouvait à bord de ce paquebot, voguant vers l’Amérique.

— Et c’est tout ?

— C’est tout…

L’homme mystérieux de Putney tressaillit :

— C’est fou… c’est absolument fou, ma pauvre chérie…, partir sans autre indication, sans autres présomptions…, mais tu n’as pas raisonné, Françoise…

Le fait même de laisser ce journal en évidence, d’orienter ton esprit vers le Canada, ne peut que constituer un piège, un piège grossier, ridicule… dans lequel tu t’es laissée prendre… songes-y donc un instant… bien au contraire, ton fils Daniel, loin d’avoir été emmené en Amérique, a dû, pour moi, être caché en Angleterre, peut-être même à Londres… peut-être à quelques mètres de ta maison. On a voulu t’éloigner et on a réussi… ah, par exemple…

Françoise Lemercier, au fur et à mesure que parlait son amant, devenait livide, un tremblement nerveux agitait ses lèvres, gagnait tout son corps, il semblait à la malheureuse femme qu’un voile se déchirait devant ses yeux, la lumière lui apparaissait…, la vérité.

Françoise Lemercier se jeta au cou de son amant, elle le supplia :

— Oui, j’ai eu tort… je comprends maintenant, je me suis trompée… Daniel, mon pauvre petit Daniel doit être encore en Angleterre, alors que nous sommes sur cet affreux navire… et chaque instant qui s’écoule, sans doute, rendra plus vaines, plus difficiles, nos recherches… ne peut-on s’arrêter… descendre ?…

Garrick, absorbé, soucieux, se mordait la lèvre. Brusquement, il s’arracha à l’étreinte de sa maîtresse, s’enfuit hors de la cabine. En deux bonds, le mystérieux amant de la jolie Française arrivait à la passerelle :

— Le bateau-pilote ?… avait-il demandé à l’un des marins…

Mais à peine avait-il jeté un coup d’œil circulaire, sur les flots gris qui l’environnaient, que Garrick laissa échapper une imprécation :

— Trop tard.

À l’horizon se profilant sur la côte, qui, déjà lointaine s’estompait dans la brume, disparaissait la silhouette du remorqueur. Depuis un bon quart d’heure déjà, il avait abandonné le steamer. Les machines du Victoria se mettaient en pleine action. La ville flottante avait le cap sur le sud-ouest, à peine passerait-on en vue de la côte d’Irlande, puis, ce serait l’immensité de l’Océan pendant une semaine, au bout de laquelle on aborderait au Nouveau Continent.