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Il n’y avait rien à faire, rien, absolument rien.

6 – AU FOND D’UN BOUGE

— Ralph, mon garçon, tu prendrais bien un verre de gin ?

— De whisky, Bob, si cela ne te fait rien ; mon estomac, fatigué par les privations, ne s’accommode plus des fadeurs… si tu paies, Bob, c’est du whisky.

— Ce sera donc du whisky, mon cher Ralph ; le tout est de découvrir une maison tranquille où le comptoir soit confortablement à la hauteur de nos coudes, et les verres pas trop petits.

— Le détestable brouillard, en vérité…

— Tu ne t’habitueras jamais à Londres.

— Je ne le nie pas. Trop de fumée, trop de maisons noires, ici. Vrai Dieu, on vivait plus facilement et plus agréablement à Madrid…

— Il fallait y rester, Ralph…

— Tout le monde n’était pas de cet avis.

— Tu t’entends mieux avec les policemen ?…

— Jusqu’ici.

Les promeneurs qui causaient ainsi suivaient les rues populeuses et sinueuses du sinistre quartier des Docks de Londres.

C’était autour d’eux la foule minable, misérable, en haillons. Un va-et-vient intense de pauvres gens marchant vite sous l’œil froid et sévère des policemen, habiles à rechercher les vagabonds, toujours prêts à l’arrestation qui, dans ces rues mal famées, ne soulevait aucune émotion.

— Et alors, on va…

— Je connais un établissement pas trop mal.

— Avec deux portes ?

— Naturellement !

— Et c’est loin ?

— Pas trop, dans Bella Street…

— Connais pas.

— Tu ne connais rien, à Londres.

— Au fait, c’est vrai.

Les deux promeneurs marchaient encore, puis, celui qui répondait au nom de Bob poussa son compagnon au tournant d’une rue encore plus étroite et plus noire que les rues avoisinantes.

— Par là, vieux garçon… tu vas voir si la maison est confortable… le whisky chaud qu’on y donne a emprisonné du soleil…

— Du soleil, ici ? impossible.

— Si, de temps en temps…

Les deux pauvres hères, car ni Ralph ni Bob ne semblaient des gens cossus, mais bien plutôt de ces sans-travail qui pullulent à Londres et vivent d’on ne sait quelles besognes d’occasion, voire de larcins furtifs, avancèrent encore de quelques mètres. Bob, du doigt, désigna une devanture, toute tendue de rideaux :

— Voilà le comptoir, mon vieux Ralph…

— Décidément, nous entrons ?

— Nous entrons…

Déjà sur le seuil de la porte et prêt à pénétrer, Bob retenait son ami :

— Ah ! au fait, mon vieux Ralph, il y a si peu de temps que je te connais, depuis le moment où nous nous sommes accoudés ensemble au même parapet le long des berges de la Tamise, alors que, sans but apparent, tu regardais les vagues mouiller la vase du fleuve, qu’il est bon que je te prévienne. À l’intérieur de cet établissement, il ne faut rien dire… écouter si l’on veut, cela oui, ne contrarier personne…

— Police ?

— On ne sait jamais ! affirmait Bob. Tu as voyagé partout… d’après ce que tu m’as dit, tu es pour trois pfennings allemand, pour quatre sous français, pour quelques pences anglais… quelques piastres brésilien, quelques lires italien, quelques pesetas espagnol… Bref, tu as assez roulé ta bosse pour connaître à peu près toutes les polices du monde… donc, tu n’ignores pas que celle d’Angleterre est la plus terrible de toutes et la plus expéditive surtout… Ralph, mon garçon, viens…

Bob, en habitué des lieux, ouvrit la porte du bar et fit entrer son compagnon.

***

Étrange, ce Ralph qui pénétrait maintenant dans cet établissement de Whitechapel, brillamment éclairé par les becs de gaz…

Il apparaissait à la lumière crue, coiffé d’une courte casquette de jockey dont la visière déchirée barrait la moitié du visage, sans nul linge autour du cou et à demi engoncé dans une sorte d’énorme paletot, de nuance marron jadis, à présent verdâtre, jaunâtre, usé, déformé, lamentable… Son pantalon s’effilochait sur des bottines fines, ramassées quelque part évidemment, des bottines à boutons, dont les boutons étaient absents, des bottines vernies dont le vernis était craquelé et qu’une magistrale entaille au canif avait provisoirement agrandi, rajusté au pied du personnage…

Si Ralph ne semblait pas riche, Bob, son introducteur, son ami de rencontre, comme il l’avait dit lui-même, ne payait pas plus de mine.

Bien qu’il fût huit heures et demie du soir, qu’un brouillard glacial, torturé par des rafales de vent froid, pesât dans la rue, il portait, pour tout vêtement un court veston sans gilet. Des boutons manquaient, remplacés par des épingles doubles.

Comme chapeau, enfin, Bob possédait une sorte de feutre mou, sans ruban, qu’il s’était enfoncé sur le front et dont les bords, amollis par les orages, brûlés par le soleil, cassés par les nuits passées dehors, pendaient avec des brisures étranges.

— Par tous les dieux, cria Bob, qui, visiblement, affectionnait ce juron, cela fait du bien de se trouver au chaud. Qu’en penses-tu, Ralph, mon ami ?

— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire…

Tous deux, la porte ouverte sur le bar à l’aspect extérieur si tranquille, éprouvaient une impression de bien-être immédiat.

L’endroit n’était pourtant pas séduisant. Les rideaux masquant la devanture ne dissimulaient en aucune façon un intérieur des plus hospitaliers.

Le bar du Old Fellow, à plafond bas et noirci par les pipes, était essentiellement constitué par une petite salle que coupait dans toute sa largeur un gigantesque comptoir de bois noir en forme de fer à cheval, recouvert d’une étroite bordure de zinc, sur lequel les verres, en grand nombre, s’étageaient, séparés par des piles d’œufs durs, des monceaux de bananes, et aussi des gobelets de cuir avec des dés, préparés pour d’interminables parties. Au fond de la salle, enfin, tout contre le comptoir géant, une petite porte basse s’ouvrait sur un boyau obscur qui aboutissait, on le devinait plutôt qu’on ne le voyait, à une autre salle lointaine, qui n’apparaissait, de l’entrée, qu’indécise et vague dans l’atmosphère bleuâtre saturée de fumée…

L’odeur du tabac, du whisky chaud, du gin répandu, du porter, était d’ailleurs insupportable.

Il était impossible à quiconque sortait de la rue et pénétrait dans le bar de n’être pas suffoqué par tous ces âcres relents.

Cependant, tandis que Ralph toussait éperdument, pris à la gorge, Bob, semblant très à l’aise, s’était approché du comptoir. Du coude, il écarta les verres, se ménagea une petite place et jetant à l’avance, suivant l’usage, sa monnaie, il appelait le tenancier :

— Ismaël ?… Deux whisky chauds, et tâchez que vos verres, pour une fois, soient plus grands que des dés à coudre…

Dans le cadre du comptoir, un gros homme, d’une taille colossale, à figure féroce et poupine à la fois, ramassa d’un geste preste les quelques pences que Bob venait de déposer, il grogna :

— Les verres d’Ismaël ont la contenance de tous les autres verres, mon garçon. Et ceux qui ne les aiment pas ou qui les trouvent trop petits n’ont qu’à aller boire ailleurs…

— Toujours aimable, ce brave Ismaël. Il n’y a que deux manœuvres commerciales pour lui : tirer de ses clients tout l’argent qu’ils ont en poche, et quand ils n’en ont plus, les flanquer à la porte. Mais Ralph, vraiment, vous n’aviez jamais vu ce bar ?

— Jamais, Bob…

— Eh bien ! vous le reverrez, car j’imagine que vous apprécierez très vite la liberté que l’on a dans la maison… Franchement, on y fait ce que l’on veut, dès que l’on y a des amis…