Выбрать главу

Ralph, d’un hochement de tête, approuva.

— En vérité, Ralph, je crois que le whisky d’ici est le meilleur du royaume.

Bob vida son verre lentement, en amateur, cependant que Ralph, plus pressé, plus assoiffé sans doute, plus alcoolique vraisemblablement, renouvelait sa consommation, sachant fort bien, pour l’avoir vu compter sa monnaie, que Bob, son ami de rencontre, était en état de payer plus d’une tournée…

— Je le crois, répondit-il. Bob, mon cher, voici quatre heures que je vous connais seulement, mais vous m’offrez d’excellents liquides, je vous le rendrai…

Bob eut un geste d’insouciance, et haussant les épaules, il proposa :

— Et maintenant Ralph, puisque je suis en fonds aujourd’hui, rapport à cette maudite barrique que j’ai aidé à descendre, puisque je suis en fonds, Ralph, que diriez-vous d’une saucisse ?… Manger n’est pas une désagréable chose, et nous boirons mieux après… cela plaît-il à Votre Honneur ?

D’un signe de tête, Ralph approuva.

— Fameux… déclara-t-il, une saucisse n’a jamais fait de mal à un honnête crève-la-faim comme moi…

— Deux saucisses chaudes cria donc Bob, et des longues, Ismaël ! vous les ferez porter dans la salle du fond…

Mais comme il achevait ces mots, le patron de l’établissement protestait :

— Dans la salle du fond ? non, j’ai du monde…

— Vous avez du monde, Ismaël ? quelle importance ?

— Voyons, Bob, répondit le tenancier, qu’une table seule est libre là-bas, je crois, et ce sera quatre sous pour vous, s’il vous la faut ?…

Mais décidément, grand et généreux, Bob jeta sur le comptoir les deux pences que réclamait le débitant.

— Ce sera quatre sous que voici, fit-il, et quatre sous de saucisse que je vous donnerai quand vous les apporterez, vieux voleur, car sans quoi, vous jureriez tout à l’heure, que je n’ai pas payé mon addition…

Et Bob, posant les deux mains, familièrement, sur les épaules de Ralph, entraînait son compagnon :

— Par ici, garçon, je vous dis que la maison est tout à fait confortable… en vérité, pour dix-huit sous de dépense, nous nous traiterons ce soir mieux que le lord Maire…

Sous la conduite de Bob qui, depuis longtemps sans doute, fréquentait le bar du Old Fellow, Ralph pénétra alors dans l’étroit boyau qui conduisait à la petite salle réservée, où prenaient place les seuls amis de l’établissement connus du patron pour être de bonnes pratiques et désireux de souper…

Il fallait d’abord suivre pendant une dizaine de pas l’étroit couloir obscur dont le plafond était si bas qu’on devait baisser la tête pour ne point le heurter, puis on débouchait dans une petite pièce, plus enfumée encore que le bar, dont le sol était dallé de carreaux rouges, lavables, mais jamais lavés, dont le plafond était fermé d’une sorte de marquise vitrée… la salle avait été évidemment aménagée dans une courette que le patron de l’établissement avait fait couvrir.

Comme Ralph et Bob y pénétraient, les consommateurs qui s’y trouvaient déjà firent soudainement silence pour dévisager les arrivants…

C’était là un accueil froid, même un peu soupçonneux qui fit froncer les sourcils à Bob et, presque, intimida Ralph :

— Bonsoir, dit Bob, qui, planté sur le seuil, sans regarder aucun de ceux qui se trouvaient dans la pièce, choisissait une table où s’asseoir…

— Bonsoir, répéta Ralph.

De vagues « bonsoirs » furent répondus… Mais ni Ralph, ni Bob, n’y prêtèrent attention.

Il n’y avait que trois tables dans la piécette. Une était occupée par un groupe d’hommes et de femmes, deux autres étaient libres, Ralph et Bob s’assirent devant l’une d’elles… Déjà, d’ailleurs, Ismaël arrivait, portant sur des morceaux de papier gras les deux saucisses commandées :

— Et avec cela, interrogea-t-il, vous boirez ?

Bob haussait les épaules de son geste favori :

— Peuh ! fit-il, nous ferons un mélange, quelque chose qui est comme une recette, que je serais seul à connaître. Ismaël, vous nous donnerez deux de vos grands verres, puis du ginger-beer, du gin et du porto… des pintes de chaque…

— Entendu, gentleman…

Les boissons apportées, Ralph et Bob, firent largement honneur à l’affreuse mixture que Bob avait composée.

Ils y faisaient si bien honneur qu’un peu plus tard, Ralph, d’un geste machinal, avait ôté sa casquette et les deux coudes sur la table, la tête entre les mains, il s’était endormi.

Pour Bob, son court brûle-gueule entre les lèvres, il fumait à courtes bouffées, assis de travers sur sa chaise, le crâne à la muraille et regardant fixement devant lui, les yeux dilatés, l’air absorbé…

De la table voisine, pourtant on n’avait pas perdu de vue les deux amis.

Il y avait là, devant des piles de soucoupes, des séries de verres, une respectable quantité de bouteilles débouchées, une imposante société…

C’était d’abord un nègre du plus beau noir, qui, le bras tendu sur la table, la manche de sa chemise retroussée jusqu’à l’épaule, demeurait dans une immobilité parfaite :

— Mes petites pensionnaires, disait-il de temps à autre, ne mourront pas de faim aujourd’hui… hélas …. il est dommage qu’elles crèvent toutes de maladie…

Les petites pensionnaires du nègre, étaient des puces, qu’il venait de poser sur son bras et auxquelles de son sang, il servait un repas.

— Job, mon vieux, dit dans le pur argot français un individu pâle, d’une jeunesse équivoque, Job, mon vieux, tes puces crèvent parce que tu leur donnes trop à bouffer, vois plutôt… nous autres qui nous serrons la ceinture d’un cran chaque jour, nous sommes bien vivants… tu les nourris trop bien tes pensionnaires… Pas vrai les aminches… il les traite comme des bourgeoises…

Autour de la table, on riait, et sur le bras du nègre, un grand gaillard à la figure mauvaise, se penchait curieusement.

— Combien qu’il t’en reste ? dis voir, Job ?

— Sept ! affirma le nègre…

— T’as encore sept puces apprivoisées ?… eh bien, mon colon… comme nous ne sommes que quatre ici, toi, moi, Beaumôme et Nini… qu’est-ce qu’on attend pour souper ?… Passe-les voir tes pensionnaires… on va siffler Ismaël et lui dire de les mettre à la broche…

Mais le nègre avait bondi en arrière :

— Non, non ! moi n’y pas vouloir que l’on touche à mes pensionnaires… en vérité, li sont des filles qui me gagnent mon pain… moi ne pas vouloir que l’on y touche…

Et tirant de sa chemise débraillée une boîte d’allumettes, debout, à l’écart, il prit soigneusement les puces une par une et les serra dans leur prison…

Cela fait, plus tranquille, sachant ses « pensionnaires » à l’abri, il se rapprocha de la table, se versa une nouvelle rasade de gin, en remarquant…

— Toi, d’abord, monsieur le Bedeau, c’était pas la peine de faire le malin, toi ne pas savoir compter…

— J’sais pas compter ? des fois Job, tu ne serais pas déjà un peu saoul… Pourquoi que j’sais pas compter ?

— Mais toi, monsieur le Bedeau, tu dis que nous sommes quatre, et nous, nous étions cinq…

— Où ça, le cinquième, moricaud ?

— Le cinquième, li était le fils de Nini…

— Ah ! c’est vrai… Tiens, Nini, fais-le voir, ton gosse ?

Beaumôme s’était levé. Étrange réunion dans ce bouge londonien, que celle de ces voyous, de ces apaches de Paris.

C’était en effet Beaumôme, le cruel repris de justice, le Bedeau, le terrible sonneur, Nini, la fille de la brave Mme Guinon, tombée à la plus crapuleuse misère, qui se trouvaient réunis avec le nègre Job dans la salle réservée du Old Fellow.

À la suite de quelles évasions extraordinaires, de quelle crainte salutaire de la police française, Beaumôme et le Bedeau avaient-ils passé le détroit, pour venir se perdre dans la plèbe grouillante de Whitechapel ? Nini elle-même n’aurait peut-être pas été capable de le dire exactement…