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Juve réfléchissait…

Bien qu’il ne fût guère que trois heures de l’après-midi, il avait soigneusement clos les volets de ses fenêtres, rabattu les rideaux, fait la nuit complète dans l’appartement de la rue Bonaparte qu’il habitait depuis de longues années…

Il régnait dans son cabinet de travail une lueur indécise, falote, paisible, qui lui permettait tout à loisir de suivre les volutes bleuâtres de la fumée de sa cigarette – de son éternelle cigarette – tandis que couché sur son divan, les mains croisées derrière la tête, les coudes levés en oreiller, il s’absorbait dans sa rêverie.

— Ou il est fou, monologuait Juve, ou il lui est arrivé quelque chose… Trois heures et demie bientôt… Je ne pourrais plus attendre que le courrier de huit heures… Mais, sapristi de sapristi, quinze jours sans nouvelles !

Juve aspira de profondes bouffées de tabac, se retourna sur son divan, jeta sa cigarette, en alluma une autre, la rejeta encore, puis, sur son séant et les mains posées sur le divan, le corps penché en avant, regardant vaguement et sans le voir le dessin du tapis, il reprit à haute voix :

— Quinze jours sans nouvelles ! non, c’est inimaginable, c’est impossible… Il m’annonçait une lettre, s’il ne me l’a pas écrite c’est que… Ah ! bigre de bigre !

Juve, enfin, se redressa, comme pris d’une inspiration soudaine, il traversa la pièce, alla derrière son bureau, et d’un vigoureux coup de poing, il fit résonner un gong pendu à la muraille…

On eût dit qu’il s’agissait d’une mise en scène bien réglée, qu’en une coulisse mystérieuse, un personnage attendait ce signal pour entrer en scène : le bronze résonnait encore que la porte du cabinet de travail s’ouvrait, et que, sans bruit, Jean, le vieux et fidèle domestique de Juve, faisait son apparition.

— Monsieur m’appelle ?

— Jean ! il n’y avait pas de lettres ce matin pour moi ?…

— Monsieur sait bien que non ; c’est la dixième fois de la journée que monsieur me le demande…

— Cela ne fait rien, Jean. Et ce matin vous êtes bien sûr d’avoir fidèlement remis à la poste le nouveau télégramme que je vous ai donné pour Londres ?…

— Oui, monsieur. Monsieur me l’a aussi demandé…

— Jean, c’est que ce télégramme était pour Fandor, et que je n’ai pas de réponse.

— Dois-je laisser monsieur ? Monsieur veut-il que j’aille…

— Au diable, Jean… au diable…

— C’est bien, monsieur, se contenta de répondre Jean, je m’en vais… Mais la lampe file…

Juve trouva inutile de protester contre cette dernière affirmation. La lampe ne filait nullement, mais Jean ne pouvait souffrir de voir l’extraordinaire façon dont Juve passait ses après-midi…

Allumer une lampe alors qu’il faisait grand jour semblait sacrilège au vieux serviteur, aussi s’autorisant de la tranquillité de Juve, Jean, le plus posément du monde, allait-il ouvrir les rideaux, entrebâiller les volets, puis il souffla la lampe et, de la sorte, ayant, à son idée rétabli la saine ordonnance des choses telles qu’elles devaient être, il s’apprêtait à abandonner Juve à ses réflexions.

Mais comme le vieux Jean, la main sur le bouton de la porte, sortait du cabinet de travail, le maître policier le rappelait :

— Jean, ne va pas au diable…

— Bien, monsieur !…

— Va faire ma valise !…

— Laquelle, monsieur ?…

Juve hésitait une seconde, puis, très net :

— Le numéro 6.

— Le numéro 6 ! Monsieur part pour longtemps ?…

— Je pars chercher du travail… dépêche-toi… Dans une heure il faut que ce soit prêt…

Préparer la valise N° 6, c’était clair, c’était net, cela signifiait que Juve avait l’intention d’entreprendre une de ces périlleuses expéditions dont il était coutumier.

Depuis longtemps, en effet, le policier avait réglé, pour la commodité des ordres, la série de ses bagages sous des numéros différents…

Lorsque Jean préparait la valise « N° 1 », il savait qu’il convenait tout bonnement de disposer les quelques affaires nécessaires à une courte absence. Plus compliquée déjà était la valise « N° 2 », mais si Juve demandait la valise « N° 6 », il convenait, dans les compartiments d’une mallette spéciale, d’enfourner toute la série des fards, des perruques, des fausses barbes, des costumes les plus invraisemblables, la gamme des déguisements complets, en un mot, dont Juve, en merveilleux artiste, usait souvent avec une habileté déconcertante.

Or, tandis que le vieux domestique s’empressait à sa besogne, Juve de son côté ne restait pas inactif.

C’était en souriant qu’il avait vu le manège de son serviteur, éteignant la lampe, ouvrant rideaux et volets : il s’en félicitait, maintenant…

— Cet animal me force à prendre une décision, songeait-il… Bah ! après tout, qu’est-ce que je risque ? Je ne peux pas rester plus longtemps dans l’incertitude ! Et puis le « petit » a peut être besoin de moi…

Le « petit » c’était Fandor…

Le matin même il avait encore envoyé un télégramme pressant à Fandor…

Le silence du journaliste devenait angoissant.

— Le « petit » a reconnu Fantômas, pensait-il, pourvu que Fantômas ne l’ait pas reconnu, lui… Il n’écrit pas, peut-être est-il en danger ? peut-être a-t-il besoin de moi ?… Pardieu, demain matin je serai à Londres…

Dans le cabinet de toilette, le vieux Jean accumulait dans la valise tout ce qui constituait l’équipement compliqué que Juve désignait sous l’étiquette « valise N° 6 ». Dans le bureau, Juve s’occupait, avec un zèle non moindre, à écrire toute une série de lettres sur du papier d’aspect administratif aux en-têtes rébarbatifs : « Préfecture de police », « Services de la Sûreté », « Brigades des Recherches », « Divisions des Anarchistes ».

***

Juve n’était pas marin. Il n’aimait pas exagérément même se trouver sur un bateau par une mer agitée. Bien qu’à l’abri des désagréables effets du tangage et du roulis, Juve avouait franchement préférer au sol mouvant que constitue le pont d’un navire, le sol ferme et sûr d’une route, voire même d’un champ…

Pourtant, comme le Dieppe se trouvait au milieu du détroit, filant à pleine allure vers les côtes anglaises, Juve, la cigarette aux lèvres, allant de bord sur bord, d’avant à l’arrière, semblait d’humeur guillerette.

La traversée, il est vrai, était superbe. La mer, calme comme un lac, avait des reflets de moire, des phosphorescences subites. Au ciel pur, piqueté d’étoiles, la fumée du steamer déroulait un long panache noir que ne brisait aucun vent, qui s’inclinait seulement en raison de la marche rapide qui emportait le navire loin de France.

… Juve était d’excellente humeur, parce qu’il se sentait libre, pour une fois, d’agir exactement comme il lui conviendrait. Le chef de la Sûreté lui avait confirmé que sa présence à Paris n’était pas nécessaire, lui avait volontiers appris que les procès en cours, procès dont Juve, officiellement, devait s’occuper, ne réclamaient pas son activité, même il avait obtenu un congé régulier de plus d’un mois.

— Encore un petit bout de chemin, encore un petit peu de temps et je vais être à Londres, se disait Juve, ah ! si seulement j’étais certain d’y rencontrer Fandor… pauvre petit !… que diable a-t-il pu lui arriver ?… Fandor à Londres… oui, parbleu, mais Fantômas y est aussi… ah ! quelque jour pourtant il faudra bien que j’arrive à arracher le masque de cet épouvantable bandit.

L’âme de Juve était, en effet, à ce point bizarre, qu’au moment même où il venait d’apprendre que la silhouette lugubre de Fantômas se dressait encore à l’horizon, que la lutte allait reprendre avec ses risques possibles, il se félicitait, il s’applaudissait d’avoir encore à exposer sa vie pour une cause qui lui était chère, la cause du Devoir, la cause du Bien…