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— Que Dieu, vous entende, murmura le jeune lord, dont l’accablement faisait peine à voir…

2 – JACK VIT

Les petits oiseaux,

Les petits oiseaux…

Est-ce bête, ce refrain ! et c’est tout ce qu’il me reste de ma carrière, pensait Françoise Lemercier, artiste française à Londres, qui venait de terminer son engagement à l’Empire.

Quelques années auparavant, Françoise avait épousé un brave Canadien, mais elle était aussi légère et frivole que son mari était lourd et brutal. Ils étaient séparés. Le divorce aurait été prononcé si les époux avaient pu s’entendre sur la garde de Daniel, leur petit garçon.

Mais pour l’instant, peu importe pensait l’artiste, je n’ai pas entendu parler depuis longtemps de mon mari, et Daniel est toujours auprès de moi.

Eh oui, Daniel jouait sur le tapis du salon, en se racontant des histoires.

— Une heure moins dix ! s’écria Françoise… Les magasins vont fermer et moi qui n’ai rien pour mon déjeuner.

Elle prit un chapeau qu’elle posa sur sa chevelure blond fauve et grommela :

— Sale jour, que le dimanche anglais ! pas de bonne ! pas de magasins ! pas de restaurant ! Allez hop ! au marché !

 Mais Daniel ne voulait pas quitter ses jouets. Et les magasins ouverts allaient ne plus l’être, si elle tardait. Après une seconde d’hésitation, Françoise décida :

— Daniel ne bougera pas, et moi en me dépêchant, je n’en aurai que pour quelques minutes…

Françoise Lemercier embrassa tendrement son enfant :

— Sois sage, dit-elle, maman revient tout de suite !

Puis, d’un coup d’œil, elle s’assurait que rien ne se trouvait à proximité qui pût permettre au bébé de se blesser. Les portes, la fenêtre étaient fermées :

— Sois sage ! répéta Françoise Lemercier, comme elle s’en allait…

Une demi-heure environ après le départ de Françoise Lemercier, un promeneur, pénétrait dans Jewin Street absolument déserte.

C’était Jérôme Fandor…

Le journaliste qui s’avançait lentement au milieu de la rue examinait les maisons comme quelqu’un qui cherche un immeuble dont il ne sait pas le numéro.

Le journaliste venait voir quelqu’un qu’il savait habiter Jewin Street : ce quelqu’un n’était autre que Françoise Lemercier…

Après deux ou trois démarches infructueuses, Jérôme Fandor parvint enfin à découvrir la demeure de la chanteuse.

Il pénétra dans le couloir et, s’adressant à la première personne qu’il rencontrait, une vieille femme, le journaliste demanda :

— Mme Françoise Lemercier, est-ce ici ?

La vieille femme paraissait tout alarmée, elle balbutiait des mots incompréhensibles.

Fandor, ayant posé sa question à nouveau, son interlocutrice répondit :

— Oui, c’est ici ! ah ! la pauvre dame ! Savez-vous quelque chose, monsieur ?… apportez-vous des nouvelles ?…

— Quoi, fit Fandor, il lui est arrivé un accident ?…

Le journaliste interloqué allait préciser sa question. La personne à laquelle il s’adressait ne lui en laissa pas le temps…

— Le petit Daniel, interrogea-t-elle, savez-vous où est le petit Daniel ?

Fandor comprenait de moins en moins, car il ignorait totalement que Françoise Lemercier eût un enfant et que cet enfant s’appelât Daniel.

Il connaissait l’actrice pour l’avoir rencontrée une fois ou deux dans des milieux français et si le journaliste en venant chez elle avait un but, ce n’était assurément pas celui de s’enquérir de sa progéniture.

— C’est vrai, monsieur, sans doute que vous l’ignorez… en effet, vous ne pouvez pas le savoir… Cela s’est produit si subitement et il y a si peu de temps… Ah ! la pauvre dame ! elle est comme folle en ce moment, et je vous jure qu’il y a de quoi…

— Je vous en prie, qu’est-il arrivé à Mme Françoise Lemercier ?

Françoise Lemercier, lui disait en substance la bonne femme, venait de descendre une demi-heure auparavant pour s’en aller faire ses provisions. Elle laissait dans son appartement, son enfant, le petit Daniel, elle le laissait tout seul dans le salon en train de jouer, or, voici que remontant chez elle, au bout de dix minutes, l’appartement était vide.

Le petit Daniel avait disparu.

Par où ? Comment ?

On n’en savait rien… L’enfant ne s’était pas caché, la pièce dans laquelle il se trouvait, lors du départ de sa mère, ne présentait aucun désordre. Qui avait enlevé l’enfant ? car c’était cela, sûrement qui s’était passé…

Nul ne pouvait le dire !

— Vous allez monter la voir, déclarait la vieille femme, en essuyant les larmes qui perlaient à ses yeux, peut-être que vous pourrez l’aider ?…

Mais Fandor hésitait. Était-ce bien le moment ?

Jérôme Fandor monta donc chez la chanteuse.

Le journaliste ne s’attarda pas auprès d’elle. Il n’y avait rien à tirer de la malheureuse. Françoise Lemercier, au surplus était entourée de voisines et de commères devant lesquelles Fandor, de toute façon, n’aurait pas voulu parler.

Jérôme Fandor, dans la rue arpentait le trottoir, soucieux, il se répétait machinalement :

— L’enfant de la chanteuse a disparu… Comment ?… Pourquoi ?… Comment ? comment cet enfant a-t-il disparu ?… Je n’en sais rien et je m’en moque, mais ce qui m’intéresse beaucoup plus, c’est de savoir pourquoi il a disparu, et ce pourquoi, je vais peut-être y répondre… Oh ! oui, poursuivait -il, je vais y répondre par l’affirmative, car cette fois j’ai la ferme conviction que je tiens la solution du problème. Juve, mon ami Juve, il se passera fort peu de temps que vous n’ayez de mes nouvelles… à votre télégramme m’annonçant que vous avez découvert lady Beltham, je répondrai par une dépêche vous informant que moi, j’ai découvert…

***

Le soir et particulièrement le dimanche soir, Whitechapel est désert.

Magasins et bureaux sont fermés depuis le samedi après-midi, et tous ceux qui ont pu s’éloigner de cette vision de misère et de travail l’ont fait.

La nuit tombait embrumée, lourde d’orage sur la capitale, et sur Whitechapel pesait un grand silence.

Nini Guinon, l’épouse légitime de lord Duncan, habitait un bouge infâme de Whitechapel, une vieille maison mal famée de Belmont Street.

Tous les étages de cet immeuble étaient occupés par une population misérable et malfaisante, et certes, si les voisins de Nini Guinon avaient pu savoir que la jeune Française était l’épouse légitime d’un membre du Parlement anglais, ils en auraient été fort surpris, mais nul ne le soupçonnait, hormis toutefois deux ou trois apaches, français comme Nini Guinon et qui, depuis longtemps déjà, avaient cru nécessaire de mettre entre eux et la police parisienne la rassurante barrière de la Manche et de la Mer du Nord.

Parmi eux, le Bedeau, ce souteneur de Ménilmontant qui avait connu Nini dès son enfance, et Beaumôme, un habile pickpocket, quelques autres encore.

Ils formaient une bande équivoque et redoutable dont Nini Guinon s’était instituée la reine, malgré les efforts de son mari qui n’avait pu l’en arracher.

Et pourtant, Nini avait besoin de lord Duncan, non seulement de ses libéralités, dont elle vivait, mais encore de son appui, de son influence dans le Royaume.

Or, Nini venait de perdre le talisman qui lui assurait l’impunité.

Le petit Jack était mort.

D’abord elle n’avait pas voulu y croire.

Ivre, elle rentrait chez elle, et dans le berceau, le petit corps froid de son fils.

La veille, il avait été malade.

— C’est de la mauvaise graine, avait dit Nini, ça ne craint rien.

Le froid l’avait achevé. Nini en était encore étonnée.