— Vous avez raison, dit Fantômas. Juve, vous êtes fort, très fort… presque aussi fort que moi. Je vous félicite de la manière dont vous avez mené cette enquête et réussi à démasquer le coupable, l’auteur de l’assassinat de French. Je vous félicite encore…
Mais Juve n’avait que faire de ces railleries.
— Suffit, coupa-t-il. Je suis maintenant armé pour faire définitivement le procès de Beaumôme, je vous quitte…
Juve allait, en effet, sortir de la cellule pour se précipiter au poste de police, lorsque Fantômas le retint :
— Un instant, Juve, vous oubliez nos bonnes conventions : donnant, donnant… Je viens de faciliter votre rôle et de vous mettre à même de maintenir sous les verrous un assassin que, d’ailleurs, je ne suis pas fâché de voir appréhender, il me faut un service en échange. Vous m’aviez promis de retrouver lady Beltham, vous ne l’avez pas fait…
— Pas encore, dit Juve, mais bientôt…
— Je veux mieux que cela ! répliqua Fantômas… Lorsque vous aurez trouvé lady Beltham, Juve, il faudra l’amener ici, ici même… Ne vous inquiétez pas des autorisations, je me charge de les obtenir par mes collègues. Lorsque lady Beltham sera là, nous déciderons elle et moi… entendez-vous bien, Juve, elle et moi, si elle doit ou non déclarer qu’elle est Mme Garrick…
Juve hésitait.
Certes, il comptait bien retrouver lady Beltham dans le plus bref délai, mais pouvait-il accepter de la conduire auprès de son amant ? Devait-il réunir les deux bandits ?
C’était là favoriser la libération ou l’évasion de l’un, l’impunité de l’autre…
Car assurément, si Fantômas voulait voir lady Beltham, la voir dans la prison, c’est qu’il préparait Dieu sait quoi.
Juve hésitait…
Mais Fantômas, d’un dernier mot, leva ses scrupules.
— Juve, déclara-t-il, en me mettant en présence de lady Beltham, en me facilitant un entretien avec elle… c’est l’unique chance qu’il vous reste de retrouver Jérôme Fandor, décidez-vous ?…
— C’est entendu, déclara-t-il, j’amènerai lady Beltham…
Et Juve comprit que, de la sorte, il serait l’instrument qui permettrait à Fantômas de prouver son innocence, d’obtenir sa libération.
Fantômas ne manquerait évidemment pas de décider lady Beltham à reconnaître qu’elle était Mme Garrick.
Toute l’accusation, dès lors, s’effondrerait et le monstre, pour une fois innocent et prisonnier, serait rendu à la liberté.
C’était indiscutable, évident.
— Eh bien, soit, s’était dit Juve, aussi bien vaut-il mieux que Fantômas ne soit pas exécuté sous le nom de Garrick… J’accepte le défi, Garrick libéré, innocenté, Tom Bob reprendra plus que jamais son importance, et je serai sur ses pas et, dès lors, je saurai le démasquer…
En hâte, Juve courut revêtir des vêtements civils, puis, avisant une voiture qui rôdait à l’extérieur de la prison, il se fit conduire, aussi vite que possible au poste de police où l’attendait le sergent qui avait arrêté Beaumôme…
***
— …Encore un verre… Bah ! une nuit en prison, c’est vite passé, surtout quand on vous sert à boire, pas vrai, vieux frère !… Oui, je vois que tu ne comprends pas un mot de ce que je te dis, mais ça m’est égal… j’ai comme qui dirait envie de jaspiner et, quand je suis saoul, il faut que je dégoise, c’est dans ma nature…
Beaumôme menait un tapage du diable au poste où on l’avait enfermé.
Après quelques instants de prostration, il s’était ressaisi. Sa nature insouciante et gouailleuse avait repris le dessus et, grâce à une bonne bouteille de gin qu’un compagnon de cellule avait généreusement partagée avec lui, il voyait l’existence s’annoncer sous un jour meilleur.
Et ce qui l’amusait prodigieusement, c’était de penser que Nini Guinon devait être aux cents coups, terriblement inquiète de ne pas le voir revenir, redoutant peut-être pour lui une aventure fâcheuse, mais terrifiée surtout à l’idée qu’il lui fallait passer la nuit, toute seule entre un cercueil et le cadavre de Françoise Lemercier.
Le cachot dans lequel on avait mis Beaumôme avait déjà un habitant, un garçon à la figure de brave homme qui dormait à moitié, mais s’était peu à peu réveillé au vacarme du nouvel arrivant.
Les deux gaillards, fraternellement s’étaient fait des politesses avec la bouteille de gin.
Toutefois, tandis que Beaumôme absorbait de copieuses rasades, son compagnon se contentait du simulacre et, au fur et à mesure que Beaumôme s’enivrait, l’individu l’observait, prenait le dé de la conversation.
Insensiblement, il s’était mis à parler de vols, de crimes, d’assassinats.
— Moi, déclarait-il, j’ai déjà descendu deux pantes dans ma vie, et je t’assure que c’est du beau travail…
— Moi, rectifiait vaniteusement Beaumôme, j’ai fait mieux…
À ce moment, les gardiens introduisirent un troisième personnage dans la cellule des deux buveurs.
Quiconque aurait été de sang-froid aurait bien reconnu, sous la perruque bouclée et la barbe épaisse qui embroussaillait son visage, la physionomie caractéristique de Juve, mais Beaumôme était bien trop ivre pour reconnaître l’inspecteur de la Sûreté qui, deux heures auparavant, avait obtenu son incarcération.
Juve, affectant les allures d’un mendiant ramassé pour vagabondage, salua aimablement la compagnie, cependant qu’il faisait un signe d’intelligence au compagnon de Beaumôme, autre agent de police.
— Continuez donc à causer, dit-il, ne vous gênez pas pour moi…
Et Juve feignit de s’installer pour dormir. Le premier compagnon de Beaumôme continua la conversation.
— Bah, dit-il à Beaumôme, on t’accuse d’avoir descendu le détective French, mais j’en doute… tu n’as pas l’air assez costaud pour cela…
Beaumôme bondit sous l’outrage.
— Pas assez costaud… non, mais tu ne m’as pas regardé… Sais-tu que j’ai du cœur au ventre, et pas froid dans les yeux, surtout quand j’ai quelqu’un dans le nez… J’en avais ma claque, de ce French… deux ou trois fois il m’avait poissé pour des bêtises de rien… Aussi, quand la Nini Guinon m’a dit : « Faudrait voir à lui faire un sort, à c’t’homme là », je n’ai pas hésité à le débarquer par-dessus bord pour le donner à nourrir les poissons… Ah, ça n’a pas été long… quel plongeon il a fait, du haut du bateau, dans la grande tasse…
— Du boniment, dit l’autre, des histoires.
Beaumôme qui continuait à boire, ne l’entendait pas de cette oreille.
— Non, mais de quoi ?… c’est-y que je n’ai pas l’air d’un mec à la redresse ?… Flanquer un homme à l’eau… ça n’est rien, un enfant qui vient de naître vous arrangerait cela… D’ailleurs, poursuivait-il, on a fait du plus beau travail, nous deux Nini…
Juve qui, jusqu’alors, avait semblé dormir, s’étira lentement, comme s’il se réveillait…
— Du plus beau travail ?… c’est à savoir… t’en serais capable ?
C’en était trop.
Beaumôme, lancé, grisé et de plus en plus content de lui, raconta avec la plus parfaite imprudence tout ce qu’il savait.
Il vida la bouteille d’abord, puis d’une voix pâteuse, s’embarrassant dans des phrases trop longues, mélangeant le français et l’anglais, escamotant les mots difficiles à prononcer, il raconta jusque dans ses plus infimes détails, le lent empoisonnement de la malheureuse Françoise Lemercier, crime dont il s’attribuait la plus grande part pour se donner une importance, mais dont le principal auteur était, en réalité, Nini Guinon.
Juve avait écouté, avec la plus grande attention le monologue de Beaumôme.