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Il lui posa une dernière question :

— Mais pourquoi avez-vous refroidi la Françoise Lemercier ? c’est-y qu’elle te gênait ou qu’elle embarrassait Nini Guinon ?

Beaumôme prit un air mystérieux pour répondre :

— C’est là des choses que tu ne peux pas comprendre… des affaires compliquées, mais je peux bien te dire que si la Nini Guinon a démoli la Françoise, c’est rapport au salé… Une gonzesse de la haute avait écrit à la Lemercier qu’elle allait lui restituer son gosse… Or, le gosse de la Lemercier, le môme Daniel, c’était comme qui dirait, depuis la mort de l’enfant de Nini, son remplaçant… le remplaçant du petit Jack… Mais ce n’est pas la peine que je t’explique… tu ne peux pas comprendre… l’autre non plus…

Ce que disait Beaumôme était exact en ce qui concernait l’agent de police chargé de l’espionner. Il ne comprenait rien, en effet, à cette histoire embrouillée, mais Juve, lui, avait très bien saisi, et la lumière se faisait dans son esprit…

Parbleu, l’affaire était claire, et « la gonzesse de la haute » qui allait rendre à Françoise Lemercier son enfant ne pouvait être que la mystérieuse personne qui, quelques jours auparavant, était venue enlever chez Nini Guinon le petit Daniel, que la misérable épouse de lord Duncan faisait passer pour son fils Jack.

Juve se sentait ému, brusquement, la clef du mystère allait être en sa possession.

— La gonzesse, répétait Beaumôme d’une voix de plus en plus embarrassée, la gonzesse de Willesden, elle a bien roulé Nini… et c’est ce qui m’a fait rigoler…

— La « gonzesse de Willesden »… voilà déjà une indication, pensa Juve, l’indication du quartier où habite cette femme.

À tout hasard, il affirma, plaidant le faux pour savoir le vrai :

— Celle qui demeure dans Wilbur street… pas vrai, Beaumôme ?

— Pas du tout, je vois bien que tu n’y comprends rien, à cette histoire-là… La gonzesse de Willesden n’habite pas dans Wilbur street, mais, au contraire, dans Rosendal avenue… Si tu connais ce quartier-là, c’est la dernière maison avant le pont du chemin de fer…

Juve, notant le renseignement, s’efforçait de demeurer impassible.

En réalité, il éprouvait une joie immense. Décidément, ses enquêtes marchaient bien… Non seulement il venait d’arrêter Beaumôme, de découvrir l’horrible crime de Nini Guinon, mais encore il avait la conviction que la grande dame de Willesden, qui détenait l’enfant de Françoise Lemercier, ne pouvait être autre que… lady Beltham.

L’aube pointait. Beaumôme parlait toujours.

Mais, peu à peu, les vapeurs de l’ivresse s’appesantirent sur son esprit.

La langue desséchée, la gorge brûlante, les paupières lourdes, Beaumôme s’affala sur le sol et s’endormit comme une masse.

Ses compagnons alors se levèrent, sortirent de la cellule que leur ouvrit doucement un gardien…

…Et tandis que Juve s’entretenait longuement avec le sergent, l’inspecteur qui avait passé la nuit en compagnie de Beaumôme pour cuisiner le prisonnier commençait un rapport accablant.

26 – JUSTICIÈRE ET COMPLICE

Les trains du Northwestern Railway qui partent de Euston Station à Londres pour aller desservir l’Écosse entière, traversent, avant de s’enfoncer dans la verte campagne, une banlieue pittoresque peuplée de jolis cottages, entourée de grands arbres.

Cette région septentrionale de Londres est quelque peu accidentée, et la voie du chemin de fer passe fréquemment à travers des tranchées, et même sous des tunnels.

Au bout de dix minutes, le train, qui n’a pas encore pris son élan définitif, ralentit sensiblement puis s’arrête le long des quais d’une vaste gare, généralement silencieuse et déserte, dont le nom se découvre difficilement sur les murs au centre d’affiches multicolores innombrables.

C’est Willesden Junction, gare de raccordement de la ligne du Nord, avec les voies des autres Compagnies ; gare grâce à laquelle certains trains peuvent contourner la capitale de l’Angleterre sans avoir à pénétrer dans l’intérieur de la ville.

C’est une sorte d’Asnières gigantesque, un Orléans ou un Est-Ceinture d’une importance extrême.

Tous les trains, même les plus grands rapides, qu’ils aillent dans un sens ou dans l’autre, marquent l’arrêt à Willesden Junction.

 Lorsque les convois qui montent vers le Nord de l’Angleterre se mettent en route, lentement, comme tous les trains anglais, remarquables par leur douceur de démarrage, le voyageur qui considère le paysage à travers les grandes glaces du compartiment voit, à la sortie de la station, défiler devant ses yeux un joli panorama de banlieue verdoyante qui peu à peu se transforme en pleine campagne.

En considérant les petites maisons alignées, uniformes, puis les cottages isolés les uns des autres, et enfin les propriétés de plus en plus grandes, on a l’impression de traverser successivement Neuilly, Bois-Colombes, Argenteuil et Poissy…

Le quartier de Willesden est éminemment calme et paisible.

Habité par de braves bourgeois tranquilles, le silence absolu s’y affirme dès les premières heures du crépuscule, et sitôt la nuit tombée, l’ombre envahit le quartier d’une façon universelle, on s’y couche de bonne heure et la plupart des intérieurs sont éteints…

***

…Par une des larges avenues tracées dans ce quartier de repos, une femme enveloppée dans un manteau sombre cheminait ce soir-là avec une hâte fébrile.

Elle semblait mal connaître la région qu’elle parcourait et, comme la nuit était tombée, profitant de la lueur falote des ampoules électriques installées aux carrefours, elle étudiait avec attention les plaques indiquant le nom des rues.

C’était le soir, ou pour mieux dire la nuit qui suivait celle où Juve avait arrêté l’apache Beaumôme, cependant que Nini Guinon, sans nouvelles de son complice, restait seule jusqu’au lever du jour dans l’appartement tragique où gisait, à côté de son cercueil, le cadavre de Françoise Lemercier.

La promeneuse affairée s’engagea dans Rosendal Avenue.

C’était évidemment l’itinéraire qu’elle devait suivre, elle reconnaissait son chemin, car, désormais, malgré l’obscurité, elle avança d’un pas plus assuré.

Parvenue à l’extrémité de l’avenue, la promeneuse avisa la dernière maison, et d’une main qui tremblait légèrement, elle appuya sur le bouton de la sonnette placée à côté de l’entrée du jardin.

Ayant sonné deux fois, elle vit la grille s’ouvrir, déclenchée par un mouvement automatique.

Délibérément la visiteuse pénétra dans la propriété.

Elle avisa au fond du parc une masse sombre : c’était la maison vers laquelle elle allait se diriger.

Par les allées semées de gravier que faisaient crisser les pas, elle se rapprocha de l’immeuble.

Le jardin était vide. Aucun autre bruit que celui de la marche saccadée de la promeneuse.

Le porche de l’habitation, vers lequel elle se dirigeait, était éclairé par un rayon de lune qui faisait miroiter la plaque de cuivre, recouvrant la dernière marche du perron.

Les grands arbres, de part et d’autre de l’allée frissonnaient avec un bruissement doux sous la caresse d’un vent tiède.

La visiteuse était arrivée.

De sa main finement gantée, elle frappa trois coups à la porte, et au bout de quelques instants celle-ci s’entrouvrit sur un trou noir.

L’intérieur de la maison n’était pas éclairé.

Une voix dans l’ombre murmura ce simple mot :

— Daniel…

Et l’arrivante, d’un ton mal assuré, répondit :

— Françoise…

La porte qui s’était seulement entrebâillée s’ouvrit plus grande, la voix qui venait de l’intérieur reprit :

— Entrez, madame…

La visiteuse obéit, la porte se referma sur elle. L’arrivante sentit alors qu’on lui prenait la main, et qu’on la conduisait à tâtons.