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— Monsieur a l’oreille si fine, pensait Betty, qu’à coup sûr, il va m’entendre enlever les volets. Il est huit heures cinq, il me grondera, il prétendra encore que j’ai manqué la pratique des garnements de Jackson Collège.

… À vrai dire, Dame Betty n’avait rien manqué du tout, les garnements dont elle parlait n’arrivant au collège voisin qu’à huit heures et demie. À vrai dire surtout, il n’était point nécessaire que Joé Lamp eût l’oreille fine pour entendre, du haut de sa chambre, Dame Betty décrocher les volets, car nerveuse, la vieille femme en se livrant à cette besogne ne manquait jamais de le faire avec une telle brutalité qu’elle causait un vacarme épouvantable.

Ce matin-là, comme les autres, le résultat d’une telle façon d’opérer ne se fit pas attendre :

— Betty.

La voix qui appelait était coléreuse, impérieuse et désagréable, une voix de tête qui disposait mal en faveur de l’interlocuteur.

Le personnage qui, d’ailleurs, continuait à appeler de plus en plus fort Betty, ne tarda pas à faire son apparition. C’était un petit homme, blond, pâle, mince, le teint jaune et les épaules voûtées qui, bien que de petite taille et possédant des jambes arquées, semblait toujours regarder ceux qui parlaient de haut en bas, comme les soupesant du regard et invariablement les estimant bien inférieurs, tant de valeur morale que de beauté physique, à lui-même.

Il s’appelait Joé Lamp, et c’était le patron de Dame Betty. Au surplus, il n’y avait pas à se tromper sur sa réelle qualité, à la façon dont il réprimandait, brutal et coléreux, sa fidèle femme de charge.

— Quoi ! criait-il, il est huit heures six et vous songez seulement, femme paresseuse que Dieu damnera, à servir la pratique… Dieux Gracieux ! Cela ne m’étonne point, maintenant, que les affaires soient de moins en moins bonnes. Parbleu, comme de mon temps, j’imagine, les bonbons et les jouets doivent séduire les enfants, et s’il s’en vend moins, c’est que les marchands de votre sorte suffiraient à mettre en fuite la clientèle. Vous imaginez-vous donc, Betty, qu’à Jackson Collège, les professeurs vont autoriser les élèves à sortir pendant les cours, pour vous acheter des sucreries ? Ne pouvez-vous faire l’effort nécessaire pour être prête à les recevoir lorsqu’ils se rendent à l’école ?

Dame Betty haussa les épaules et avec cette familiarité qui est l’apanage des vieux serviteurs, répondit :

— Vous avez tort, Joé Lamp, de vous mettre ainsi en colère… Je n’ai manqué aucun client et vous voilà tout congestionné.

— Ça ne vous regarde pas, Betty, allez plutôt vous occuper de vos caramels.

La vieille servante joignit les mains…

— Si c’est Dieu possible, dit-elle, mais, oui, vraiment, cela vous jouera un mauvais tour… Vous n’êtes pas de santé si solide… Et avec le métier que vous faites.

— Le métier que je fais ne vous regarde pas.

— Je m’en flatte, monsieur Joé…

— Et moi, Dame Betty, je vous ordonne de vous taire.

Le métier de Joé Lamp dont parlait, avec tant d’horreur, Dame Betty, était l’un des plus fréquents sujets de discussion entre la ménagère et son maître.

Joé Lamp n’était pas seulement marchand de bonbons et de jouets. De sa boutique il ne tirait que de maigres revenus, et pourtant, communément, dans tout Broadway on eût affirmé qu’il était riche, qu’il possédait de nombreux sacs de souverains, de nombreuses liasses de bons banknotes, encore quelques « Consolidés » qui ne devaient rien à personne…

Joé Lamp en effet, bien que petit, faible, coléreux et chétif, moralement et physiquement, exerçait depuis trois ans, une profession…

Lui qu’on voyait paisiblement débiter aux enfants de l’école des polichinelles de six pence, des caramels ou des bonbons à la menthe, revêtait à certains matins un veston noir de mauvaise coupe, mais d’allure officielle. Ces matins-là, Dame Betty se signait à tout bout de champ. Elle invoquait l’autorité des pasteurs pour se garantir des revenants, auxquels elle croyait avec plus de sincérité qu’elle ne croyait à Dieu : elle était bouleversée, elle ne pouvait tirer de sa pensée l’image de son maître, filant le long des rues vers le lointain quartier de la prison de Pentonville, de cette prison où il se rendait alors pour exercer son terrible office de bourreau.

Alors qu’en France M. de Paris est un objet d’effroi, un personnage mystérieux, horrifiant, le bourreau jouit en Angleterre de l’estime et de la considération publique. Il passe, en général, pour un fonctionnaire des plus ordinaires, faisant un métier d’importance quelconque, le faisant bien ou mal, et méritant seulement pour cela la considération ou la réprobation publique.

Or la malchance, le destin avait voulu que précisément à l’égard de la profession du bourreau, Dame Betty n’eut en rien les sentiments ordinaires. Tout le monde considérait Joé Lamp, tout le monde le félicitait d’avoir su devenir l’exécuteur des hautes œuvres, seule Dame Betty marquait à chaque occasion possible l’horreur que lui inspirait ces fonctions.

Or, depuis quelques jours, Dame Betty, plus que jamais, se montrait irritable. Dame Betty, déjà, tremblait, en songeant qu’à coup sûr, d’un matin à l’autre, elle allait encore voir son maître revêtir le sinistre veston noir et s’en aller à Pentonville nouer autour du cou du condamné la corde fatale qui devait le faire passer de vie à trépas…

Joé Lamp pourtant n’était pas homme à se laisser intimider.

— Allons, allons, dit-il, je n’ai que faire de vos stupides réflexions. Occupez-vous donc, ma chère, encore une fois, je vous l’ordonne, de votre commerce.

La vieille servante qui se permettait ainsi de discuter les opinions de son maître regagna la boutique, suivie de Joé Lamp.

Visiblement, d’ailleurs, ce dernier était préoccupé. Tandis que la vieille bonne, enfin obéissante, disposait à l’étalage le caramel qui devait servir, plus que tout autre friandise à attirer les disciples de Jackson Collège, Joé Lamp, tête basse, se promenait de long en large dans la boutique.

Il grommela bientôt quelque chose d’à peu près inintelligible, puis il appela encore :

— Betty ?

— Monsieur.

— Pourquoi êtes-vous si sottement peureuse, et si sottement stupide ? Pourquoi me reprochez-vous toujours d’avoir accepté d’être bourreau ? Savez-vous que cette charge me rapporte gros, et que j’ai précisément l’intention d’augmenter vos gages, d’ici quelque temps, de deux shillings par mois ?

La proposition était si extraordinaire que Dame Betty, de saisissement, abandonnait sa tâche et, les poings sur les hanches, considérait son maître.

— M’augmenter ? dit-elle. Seigneur Dieu, ce serait il possible ?… Voici quinze ans que je suis à votre service et jamais vous n’aviez parlé de pareille chose.

Puis, subitement soupçonneuse, Dame Betty reprit :

— Mais vous savez bien, monsieur Joé, que je ne veux pas de cet argent-là ?

— De quel argent, Dame Betty ?

— De l’argent que vous gagnez à faire sonner la cloche à Pentonville.

Joé Lamp tapa du pied :

— Hé ! qui vous parle de cela, vieille folle ? Ce que je gagne avec ma corde est pour moi et non pour vous, j’en ai la peine, je dois en avoir le profit. Mais, continua-t-il d’un ton plus doux, il y a, vous ne l’ignorez pas, des cas où je puis avoir un petit bénéfice, pour des services exceptionnels, par exemple. Et comme alors je pourrais avoir besoin de vous…

— Besoin de moi ? des petits bénéfices ? Monsieur Joé Lamp, que voulez-vous dire ?

Le bourreau haussa les épaules, marmotta encore quelques paroles incompréhensibles, puis, soudain :