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— Betty, vous me donnerez un grand drap, un drap sans broderie…

— Et pourquoi faire, monsieur Joé Lamp ?

— Femme curieuse, ceci ne vous regarde pas… Pour emporter…

— Emporter où, monsieur Joé ?

Le malheureux Joé Lamp connaissait trop son irascible servante pour douter qu’il pût jamais fouiller dans le lourd bahut de chêne où celle-ci enfermait son trésor de linge, auquel elle tenait par-dessus tout, sans lui donner au moins quelques explications. Mais ces explications étaient périlleuses, et Joé Lamp resta quelques secondes n’osant s’expliquer.

— C’est… déclara-t-il enfin, c’est, Betty, un drap que je désire emporter à Pentonville…

— À Pentonville ! Et pourquoi faire ?

Joé Lamp ne pouvait plus reculer.

Dès qu’il avait nommé la prison, Dame Betty était devenue blême et s’était mise à parler d’un ton agressif. Certes, elle n’eût jamais donné, sans difficultés, un des draps dont elle avait la garde. Mais il lui semblait de plus en plus inadmissible qu’elle le donnât pour l’emporter à cet affreux endroit.

Aussi Joé Lamp perdait-il de plus en plus la tête, en voyant la colère empourprer, petit à petit, le visage de Dame Betty, lorsqu’un secours inespéré lui vint.

Dans la boutique de bonbons pénétrait un petit vieillard d’aspect peu engageant, de mine sordide, le visage hirsute :

C’était un homme, à en juger d’après les apparences, d’une soixantaine d’années et dont la profession, eût-on cru à première vue, était de ramasser les bouts de cigares ou encore de tondre les chiens. Mais les apparences étaient trompeuses, car à peine l’inconnu avait-il pénétré dans la boutique qu’il répondait à Dame Betty, s’avançant au-devant de lui pour lui offrir un des articles de son commerce :

— Je ne veux rien vous acheter, madame. Je suis le docteur Silver Smith, de l’Académie Royale, et je viens parler à M. Joé Lamp, le bourreau, je crois ?

Silver Smith tombait mal…

Dame Betty, à sa demande, roula des yeux effarés, donnait de violents signes d’effroi :

— Le bourreau ?… M. Joé Lamp ?… Ah ! bien alors, je vous laisse. Causez-lui tout votre saoul. C’est lui, le voilà.

Et, très peu protocolaire, Dame Betty désigna Joé Lamp au visiteur.

La vieille bonne estimait, pourtant, qu’elle avait ainsi fait tout le nécessaire, car elle pirouetta alors sur ses talons et s’empressa de disparaître.

Il fallait bien que ce fût Joé Lamp qui s’avançât :

— Monsieur le professeur, commença-t-il, en quoi puis-je avoir l’honneur ?…

— Vous êtes bien le bourreau ?

— Oui, monsieur le professeur…

— C’est bien vous qui devez, demain, pendre Garrick ?

— Oui, monsieur le professeur…

— Eh bien, monsieur le bourreau, si je suis en ce moment dans votre boutique, c’est tout bonnement pour vous acheter le cadavre de ce misérable, et m’entendre avec vous pour que vous me le livriez d’urgence, le plus rapidement possible, après l’exécution…

Mais tandis que le Professeur parlait, la figure de Joé Lamp blêmit, exprima une agitation extrême :

— C’est que… commençait-il, monsieur le professeur, je ne sais, en vérité… Pour tout dire… Figurez-vous que…

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? interrompait le médecin… Ma demande n’a rien d’extraordinaire, je pense ?

— Non, bien sûr… mais…

— Mais quoi ?…

— Mais j’ai déjà vendu le cadavre…

Un étranger eût, certes, été surpris de la discussion qui s’engageait ainsi entre l’exécuteur des hautes œuvres de la Justice anglaise, et le professeur de l’Académie Royale. Cette discussion n’avait pourtant rien de surprenant. Ainsi que l’avait annoncé quelques instants auparavant à Dame Betty le shérif Joé Lamp, il est d’usage, en Angleterre, de laisser au bourreau quelques bénéfices qui lui permettent d’augmenter son salaire assez modique. C’est ainsi qu’il devient, après l’exécution, directement propriétaire des objets ayant été conservés par les condamnés dans leur cellule, ainsi encore qu’il peut disposer de leur corps, qu’il revend souvent aux familles, et parfois encore à certains médecins désireux de se livrer à des expériences scientifiques sur le cadavre des suppliciés.

Plus sévère que la loi française, peut-être moins inspirée des intérêts sacrés de la Science, la loi anglaise interdit, en effet, de façon générale, la dissection du corps humain. C’est ainsi que le titre et le diplôme du docteur en médecine peuvent fort bien, en Angleterre, s’obtenir sans que jamais les candidats aient eu l’occasion de se livrer à des travaux d’anatomie pratique.

Une seule exception existe à l’interdiction des dissections, la loi autorise expressément l’étude des cadavres de suppliciés. Et cette tolérance est, on le conçoit, largement exploitée par les médecins et les savants d’outre-Manche, qui, continuellement gênés dans leurs recherches par le rigorisme des lois, ne manquent pas d’acheter, souvent fort cher, le corps des misérables qu’on leur livre.

Malheureusement, Joé Lamp, ainsi qu’il était en train de le dire au professeur Silver Smith, avait déjà pris des engagements au sujet du corps de Garrick.

— J’ai vendu ce cadavre, répéta-t-il, monsieur le professeur, j’ai déjà promis de le livrer.

— C’est vrai ? demanda-t-il, à qui l’avez-vous vendu ?

— Si vrai, monsieur le professeur, affirmait Joé Lamp, qu’au moment même où vous êtes arrivé, j’étais en train de demander à ma vieille bonne un grand drap pour ensevelir le corps et en effectuer la livraison…

— Et vous avez déjà été payé ?

— Non, monsieur le professeur, mais…

— Eh bien, alors, rien n’est perdu…

— Comment, rien n’est perdu ?…

— Mais oui. Un contrat n’est valable, mon ami, que du moment où des arrhes ont été données. De quel prix étiez-vous convenu ? Je le double.

Joé Lamp hésita visiblement.

Il ne mentait pas en affirmant qu’il avait déjà vendu le cadavre de Garrick… Mais, après tout, le professeur avait raison : il n’avait fait que donner une acceptation de principe, il était encore libre, peut-être, de changer d’avis.

Timidement, Joé Lamp proposa :

— Dix livres sterling, monsieur le professeur, ce serait trop ?

Silver Smith ne sourcilla même pas, bien que la somme fût exagérée en effet.

— Je vous donnerai, dit-il, dix livres maintenant si vous acceptez, et dix livres de plus lorsque vous m’aurez apporté le condamné. Toutefois, comme il s’agit d’expériences excessivement importantes, j’entends être certain que vous ne me tromperez pas, et que vous exécuterez votre promesse, monsieur Lamp. C’est pourquoi, si nous tombons d’accord, je vais vous demander une promesse écrite. Cela vous va-t-il ?

— Monsieur le professeur, je ne peux pas refuser une offre aussi intéressante… Où devrai-je livrer le cadavre ?…

— D’abord, dit le professeur, mettez votre signature là. Bien, merci… Voici les dix livres promises… Maintenant, lisez cette autre note que voici, et qui vous donnera tous les renseignements nécessaires, pour que vous m’apportiez rapidement d’abord, et ensuite de la façon dont je l’entends, le cadavre que je viens de vous acheter. Vous comprenez, monsieur le bourreau ?

Joé Lamp, d’un coup d’œil, avait pris connaissance des instructions qu’on lui tendait.

— Je comprends…

Et, soudain, ravi du marché qu’il venait de conclure, Joé Lamp promit :

— Monsieur le professeur, vous pouvez être assuré que, quoi qu’il arrive, vous disséquerez le corps de Garrick, moins d’une heure après qu’on l’aura dépendu, exactement ainsi que vous me le demandez…

— Bien, bien mon ami, dit-il, j’ai confiance en vous puisque, vous le voyez, je paye d’avance, et maintenant je me hâte de rentrer chez moi, car il faut que j’installe mon laboratoire…