— Hep ! siffla-t-il, je vous ai déjà dit de passer votre chemin… que voulez-vous ?
La demande s’adressait une seconde fois au mendiant que tout à l’heure il avait prié de s’écarter.
Ah ça ! cet homme, allait-il le contraindre à sévir ? Le policeman, répéta :
— Je vous ai prévenu que ce n’était point un lieu pour dormir ?… vous m’avez compris ?
Comme précédemment, le mendiant s’inclina :
— Dieu gracieux, officier, je vous ai parfaitement compris ! mais j’attends un damné garçon, et je ne saurais en vérité…
Tout en répondant le mendiant avait souri, et, fouillant dans sa poche, regardant le policeman, il lui tendait, dissimulée dans sa main, une petite carte rouge, ajoutant rapidement :
— Excusez-moi, policeman, mais il est nécessaire que je stationne ici, et que vous ne me fassiez point remarquer…
Le policeman, cette fois, battit en retraite :
— Oh ! pardon ! monsieur, fit-il, je ne savais pas ?… je ne pouvais pas me douter…
Et il allait s’éloigner, lorsque le mendiant le rappela :
— Hep, policeman ?
— Monsieur ?
— C’est bien au 33 qu’habite le docteur Garrick ?
Le policeman ouvrit des yeux effarés :
— Oui, monsieur, c’est bien là… est-ce que… ?
— Qu’alliez-vous dire, policeman ?
— Monsieur, répondit l’autre, je vous prie de m’excuser, car je n’ai évidemment pas de questions à vous adresser…
— Je le sais pardieu bien, mais je vous autorise à parler…
— Eh bien, monsieur, j’allais vous demander si c’était relativement au docteur Garrick que vous vous trouviez dans le quartier… ?
— Cela vous étonnait policeman ?
— Je n’ai pas dit cela…
— Vous avez entendu parler des habitants du 33 ?
Et le pauvre diable, montrant du doigt une somptueuse petite villa dont les stores demeuraient obstinément clos, poursuivit :
— Est-ce qu’il n’y a personne ?
Le policeman eut un geste de doute :
— J’ignore, monsieur, mais j’ai entendu beaucoup parler du docteur Garrick…
— Vous le connaissez ?
— Je l’ai souvent vu…
— Son signalement ?
Le policeman parut faire un effort extraordinaire pour réfléchir, il répondit enfin :
— Il y a, monsieur, en vérité, plus de huit mois que j’ai charge de cet îlot, et je connais tous les habitants…
— Le docteur Garrick seul m’intéresse…
— C’est, monsieur, un homme de quarante-cinq à cinquante ans, très brun. Il porte les favoris et la moustache. Ses cheveux sont longs et bouclés…
— Bien !… riche ?
— Il est dentiste.
— Beaucoup de clients ?
— Non, il exerce à son idée, presque en amateur…
— C’est bien… Nous avons assez causé. Vous êtes de garde jusqu’à quelle heure ?
— Jusqu’à midi, monsieur.
— En ce cas je vous reverrai sans doute… vous savez mon nom ? Non ? Le voici, j’aurai peut-être à vous faire porter un billet… Détective Shepard…
Cette fois le policier n’en croyait plus ses oreilles ! Quoi ! ce mendiant, c’était le célèbre Shepard ? membre du Grand Conseil des Cinq !…
Mais déjà Shepard reprenait la parole :
— Je suis sur une piste intéressante… Mais ceci ne vous regarde pas… Dites-moi qu’elle est la plus grande épicerie du quartier ?
— La prochaine, au coin de la rue…
— C’est bien… à tout à l’heure…
— Je vous souhaite le bonjour…
L’extraordinaire mendiant, quelques secondes plus tard, pénétrait dans la boutique d’épicerie qu’on venait de lui indiquer et y commandait – sortant des pences de sa poche pour inspirer confiance, car sur sa mine, les garçons l’eussent peut-être chassé – une série de petits paquets d’épices concassées, demandant un certain temps de préparation.
Dans l’épicerie, correcte, des cuisinières et des maîtres d’hôtels causaient…
— Et cela va chez vous, John ? s’informait une petite brunette…
— Ni bien, ni mal, miss Betsy ! Hier, sur la Tamise, notre bateau a chaviré, et cela m’a fait ce matin bien des habits à brosser…
— Oh, John… vous vous plaignez toujours…
— Non pas, miss Betsy, mais je regrette que mes jeunes maîtres soient de si forts canotiers… en vérité, je les aimerais mieux faisant du football ou du cricket.
Une grosse cuisinière intervint :
— Dieux gracieux, s’écria-t-elle, vous ne savez pas ce que vous dites, John, les footballeurs se blessent chaque dimanche, et chez nous, par exemple, il y a tout le temps des cataplasmes à préparer, des soins à donner. On n’en finit plus.
Un autre valet surenchérit :
— C’est la pure vérité. Toutes les places où il y a de jeunes messieurs sont des places désagréables…
Mais les domestiques s’interrompirent d’un commun accord, une cuisinière venait d’entrer dans l’épicerie, et son arrivée avait provoqué un mouvement de curiosité.
— By Jove, mais c’est vous, miss Editha ?…
— Moi-même, John.
— Et quelles nouvelles ?
— Aucune, John.
Sur quoi, un grand silence terrifié. Miss Mary hasarda :
— Sûr comme le vrai jour, « il » l’a tuée…
Et le chœur des gens de maison qui se trouvaient dans la boutique répéta :
— Oui, oui, « il » l’a tuée…
Le mendiant se rapprocha :
— Allons, fit-il, se mêlant à la conversation générale… pourquoi voulez-vous qu’il l’ait tuée ?…
À cette simple question, répondit l’hilarité générale. John, orateur de l’assemblée, prit la parole :
— Parbleu, mon brave homme, vous n’êtes certainement pas du voisinage, pour poser une telle question. Pourquoi le docteur Garrick a tué Mistress Garrick ? mais pour aller vivre tranquillement avec sa bonne amie…
— Il a donc une maîtresse ?
— Vous n’êtes donc pas du quartier, mon ami ?
— Non, non, dit le mendiant, mais j’ai entendu parler de cette affaire.
— Bien mal, alors…
— Peuh, c’est possible… et puis cela me semble si extraordinaire ce que l’on raconte ?…
On faisait cercle, maintenant, autour du détective. Et si l’on ne riait plus, on s’entre-regardait stupéfait de l’incrédulité du bonhomme…
Un grand garçon pénétrait, la figure souriante, dans l’épicerie. John le héla :
— Hello, Sammy, venez un peu, mon garçon, il y a là un gentleman qui n’est pas du quartier et qui ne croit pas que le docteur Garrick a tué Mme Garrick.
Sammy, le nouveau venu, qui s’était arrêté à l’apostrophe de son camarade, s’administra, en signe de profonde stupéfaction, deux vigoureuses claques sur les cuisses.
— Vraiment ? fit-il, et pourquoi le gentleman ne croit-il pas à ce que nous savons tous ?
Le faux mendiant, qui gardait le visage souriant et l’air bonhomme, se contenta de hausser les épaules :
— Je ne crois pas, répondit-il, vous allez vite en besogne… je n’ai pas dit ça, j’ai dit : c’est douteux… et voilà tout. D’abord, qu’est-ce que vous croyez vous tous ?…
Du geste, Sammy invita John au silence. Il précisa :
— Ce que nous croyons, garçon ? tenez, voilà : c’est que le docteur Garrick est un vilain merle, un bourru, désagréable, avare, qui n’est jamais chez lui, qui a de l’argent et qui ne le dépense pas. Il ne travaille pas. Personne ne sait seulement où il va à l’église.
— Cela ne prouve pas qu’il a tué sa femme ?…
— Si, vraiment… Miss Editha, vous en dirait bien quelque chose… Est-ce vrai, Miss Editha ?