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» Vous avez montré, à mes amis et à moi, la photographie d’un homme que nous ne connaissons pas… Il s’est tué !… C’est matériellement prouvé… Aucune plainte n’a été déposée, et par conséquent il n’y a pas d’action de justice régulière…

» C’est tout ce que j’ai à vous dire…

Maigret alluma sa pipe à l’aide d’un papier plié qu’il introduisit dans le poêle et laissa tomber :

— Vous êtes absolument libre…

Il ne put contenir un sourire, tant Van Damme fut décontenancé par cette trop facile victoire.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous êtes libre ! C’est tout ! J’ajoute que je suis prêt à vous rendre votre politesse et à vous offrir à dîner…

Il avait rarement été aussi gai. L’autre le regardait avec une stupeur teintée d’effroi, comme si chacune de ces paroles eût été lourde de menace déguisée. Il se leva, hésitant.

— Je suis libre de retourner à Brême ?…

— Pourquoi pas ? Vous venez de dire vous-même que vous ne vous êtes rendu coupable d’aucun délit…

Un instant, on put croire que Van Damme allait reprendre son assurance, sa gaieté, accepter peut-être l’invitation à dîner et expliquer son geste de Luzancy comme une maladresse ou un coup de folie.

Mais le sourire de Maigret fit fondre cette velléité d’optimisme. Il saisit son chapeau, le mit sur sa tête d’un geste sec.

— Combien vous dois-je pour la voiture ?

— Rien du tout… Trop heureux de vous avoir rendu service…

Les lèvres de l’homme ne frémissaient-elles pas ? Il ne savait comment se retirer. Il cherchait quelque chose à dire. Il finit par hausser les épaules et se diriger vers la porte en grommelant, sans qu’on pût savoir au juste à qui ou à quoi ce mot s’appliquait :

— Idiot !…

Dans l’escalier, où le commissaire, accoudé à la rampe, le regardait disparaître, il répétait encore la même chose.

Le brigadier Lucas passait, des dossiers à la main, se dirigeant vers le bureau du chef.

— Vite !… Ton chapeau… Ton pardessus… Suis ce bon-homme-là jusqu’au bout du monde s’il le faut…

Et Maigret prit les dossiers des mains de son subordonné.

Le commissaire venait de remplir un certain nombre de demandes d’information surmontées chacune d’un nom, qui, transmises aux diverses brigades, lui reviendraient avec des renseignements détaillés sur les intéressés, à savoir : Maurice Belloir, sous-directeur de banque, rue de Vesle, à Reims, originaire de Liège ; Jef Lombard, photograveur à Liège ; Gaston Janin, sculpteur, rue Lepic, à Paris, et Joseph Van Damme, commissionnaire en marchandises à Brême.

Il en était à la dernière fiche quand le garçon de bureau lui annonça qu’un homme demandait à être entendu au sujet du suicide de Louis Jeunet.

Il était tard. Les locaux de la Police judiciaire étaient à peu près déserts. Dans le bureau voisin, pourtant, un inspecteur tapait un rapport à la machine.

— Faites entrer !…

Le personnage qu’on introduisit s’arrêta à la porte, l’air gauche ou anxieux, et peut-être regrettait-il déjà sa démarche.

— Entrez !… Asseyez-vous…

Maigret l’avait jaugé. Il était grand et maigre, avec des cheveux très blonds, un visage mal rasé, des vêtements usés qui n’étaient pas sans rappeler ceux de Louis Jeunet. Un bouton manquait au pardessus, dont le col était gras, les revers poussiéreux.

A d’autres petits riens encore, à une certaine façon d’être, de s’asseoir, de regarder, le commissaire reconnaissait l’irrégulier qui, même s’il est en règle, ne peut surmonter son angoisse en face de la police.

— Vous venez à la suite de la publication du portrait par les journaux ?… Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté immédiatement ?… Il y a deux jours que la photographie a paru…

— Je ne lis pas les journaux… commença l’homme. C’est par hasard que ma femme en a rapporté un bout qui enveloppait ses commissions…

Maigret avait déjà été frappé quelque part par cette mobilité des traits, par ce frémissement continu des narines et surtout par ce regard inquiet, d’une inquiétude maladive.

— Vous connaissiez Louis Jeunet ?…

— Je ne sais pas… Le portrait est mauvais… Mais il me semble… Je crois que c’est mon frère…

Maigret poussa malgré lui un soupir de soulagement. Il lui sembla que, cette fois, tout le mystère allait s’éclaircir d’un seul coup. Et il alla se camper le dos au poêle, dans une pose qui lui était familière lorsqu’il était de bonne humeur.

— Dans ce cas, vous vous appelez Jeunet ?

— Non… Justement… C’est ce qui m’a fait hésiter à venir… C’est pourtant bien mon frère !… J’en suis sûr, maintenant que je vois une meilleure photo sur le bureau… Cette cicatrice, tenez !… Mais je ne comprends pas pourquoi il s’est tué, ni surtout pourquoi il a changé de nom…

— Quel est le vôtre ?…

— Armand Lecocq d’Arneville… J’ai apporté mes papiers…

Et cela encore, ce geste vers la poche pour y prendre un passeport crasseux, trahissait son irrégulier, habitué à être suspecté et à exhiber ses pièces d’identité.

— D’Arneville avec une minuscule ?… En deux mots ?…

— Oui…

— Vous êtes né à Liège… poursuivit le commissaire en jetant un-coup d’œil au passeport. Vous avez trente-cinq ans… Quelle est votre profession ?…

— Pour le moment, je suis garçon de bureau dans une usine d’Issy-les-Moulineaux… Nous habitons Grenelle, ma femme et moi…

— Vous êtes inscrit comme mécanicien…

— Je l’ai été… J’ai fait de tout…

— Même de la prison ! affirma Maigret en tournant les pages du livret. Vous êtes déserteur…

— Il y a eu amnistie… Je vais vous expliquer. Mon père avait de l’argent… Il dirigeait une affaire de pneus… Mais je n’avais que six ans quand il a abandonné ma mère, qui venait de donner le jour à mon frère Jean… Tout est venu de là !…

» Nous nous sommes installés dans un petit logement, rue de la Province, à Liège… Les premiers temps, mon père versait assez régulièrement une somme pour notre entretien…

» Il faisait la noce. Il avait des maîtresses… Une fois, quand il nous a apporté la mensualité, il y avait une femme dans l’auto qui attendait en bas…

» Il y a eu des scènes… Mon père a cessé de payer, ou bien il ne donnait que des acomptes… Ma mère a fait des ménages et peu à peu elle est devenue à moitié folle…

» Pas folle au point d’être internée… Mais elle abordait les gens pour leur raconter ses malheurs. Elle pleurait en marchant dans la rue…

» Je n’ai guère vu mon frère… Je courais avec les gamins du quartier… Dix fois on nous a conduits au commissariat de police… Puis j’ai été placé dans une quincaillerie…

» Je rentrais le moins possible à la maison, où ma mère pleurait toujours, attirait des vieilles femmes du voisinage pour se lamenter avec elles…

» A seize ans, je me suis engagé dans l’armée, en demandant d’être envoyé au Congo… Je n’y suis resté qu’un mois… Pendant huit jours, je me suis caché à Matadi, puis je me suis embarqué clandestinement à bord d’un paquebot qui rentrait en Europe…

» On m’a découvert… J’ai fait de la prison… Je me suis enfui et je suis venu en France, où j’ai exercé des tas de métiers…

» J’ai crevé de faim… J’ai couché aux Halles… Je n’ai pas toujours été bien reluisant, mais je vous jure que depuis quatre ans je suis sérieux…

» Même que je me suis marié !… Une ouvrière d’usine, qui continue à travailler, car je ne gagne pas lourd et il m’arrive de rester sans travail…