— Et M. Morcel ?
— A Robermont !
— C’est loin d’ici ?
Le tailleur rit, ravi de la méprise, expliqua :
— Robermont, c’est le cimetière… M. Morcel est mort au début de l’année et c’est moi qui ai repris l’affaire…
Maigret se retrouva dans la rue, avec son paquet sous le bras. Il gagna la rue Hors-Château, une des plus anciennes de la ville, où au fond d’une cour, une plaque en zinc portait la mention : Photogravure Centrale − Jef Lombard − Travaux rapides en tous genres.
Les fenêtres, dans le style du Vieux-Liège, étaient à petits carreaux. Au milieu de la cour aux petits pavés inégaux se dressait une fontaine sculptée aux armes d’un grand seigneur de jadis.
Le commissaire sonna. Il entendit des pas qui descendaient du premier étage et une vieille femme entrouvrit l’huis, désigna une porte vitrée.
— Vous n’avez qu’à la pousser. L’atelier est tout au fond du corridor.
Une longue pièce, éclairée par une verrière, où deux hommes en blouse bleue circulaient parmi des plaques de zinc, des baquets pleins d’acides tandis que le sol était jonché d’épreuves des clichés, de papiers maculés d’encre grasse.
Des affiches tapissaient les murs. On y avait collé aussi des couvertures de journaux illustrés.
— M. Lombard ?…
— Il est au bureau, avec un monsieur… Passez par ici… Attention de ne pas vous salir !… Vous tournerez à gauche… C’est la première porte…
Ces bâtiments avaient dû être construits morceau par morceau. On montait et l’on descendait des marches. Des portes s’ouvraient sur des pièces abandonnées.
C’était à la fois archaïque et d’une étrange bonhomie, qui se retrouvait d’ailleurs chez la vieille qui, la première, avait accueilli Maigret et chez les ouvriers.
Arrivé dans un couloir mal éclairé, le commissaire entendit des éclats de voix, crut reconnaître le timbre de Joseph Van Damme, essaya de comprendre. Mais c’était trop confus. Il fit encore quelques pas et alors les voix se turent. Une tête passa par l’entrebâillement d’une porte : celle de Jef Lombard.
— C’est pour moi ? cria-t-il sans reconnaître le visiteur dans la pénombre.
Le bureau était une pièce plus petite que les autres, meublée d’une table, de deux chaises et de rayonnages pleins de clichés. Sur la table en désordre, on voyait des factures, des prospectus, des lettres à en-tête de diverses maisons de commerce.
Van Damme était assis sur un coin du bureau et, après un vague signe de tête à l’adresse de Maigret, il resta immobile, regardant droit devant lui d’un air renfrogné.
Jef Lombard était en tenue de travail, les mains sales, de petites taches noirâtres sur la figure.
— Vous désirez ?…
Il débarrassait une chaise encombrée de papiers, la poussait vers le visiteur, cherchait le bout de cigarette qu’il avait posé sur un rayon dont le bois commençait à brûler.
— Un simple renseignement, dit le commissaire sans s’asseoir. Je m’excuse de vous déranger. Je voudrais savoir si vous avez connu, voilà quelques années, un certain Jean Lecocq d’Arneville…
Il y eut nettement comme un déclic. Van Damme tressaillit, mais évita de se tourner vers Maigret. Quant au photograveur, il se baissa d’un geste brusque pour ramasser un papier froissé qui traînait par terre.
— J’ai… je crois que j’ai déjà entendu ce nom-là… murmura-t-il. C’est… c’est un Liégeois, n’est-ce pas ?…
Il était pâle. Il changea de place une pile de clichés.
— Je ne sais pas ce qu’il est devenu… Il… il y a si longtemps !…
— Jef !… Vite, Jef !…
C’était une voix de femme, dans le dédale des corridors. Une femme qui courait, essoufflée, et qui s’arrêta devant la porte ouverte, si émue que ses jambes tremblaient et qu’elle s’épongeait du coin de son tablier. Maigret reconnut la vieille qui l’avait reçu.
— Jef !…
Et lui, pâle d’émotion, les yeux brillants :
— Eh bien ?…
— Une fille !… Vite !…
Il regarda autour de lui, balbutia quelque chose d’indistinct et s’élança dehors en courant.
Les deux hommes restèrent seuls, et Van Damme, tirant un cigare de sa poche, l’alluma lentement, écrasa l’allumette du pied. Il avait les traits durs, comme à la Préfecture, le même pli des lèvres, le même mouvement des mâchoires.
Mais le commissaire feignit de ne pas s’apercevoir de sa présence et, les mains dans les poches, la pipe aux dents, commença à faire le tour du bureau en examinant les murs.
C’est à peine si, de-ci de-là, quelques centimètres de la tapisserie étaient encore visibles, car, partout où il n’y avait pas de rayons, des dessins, des eaux-fortes, des peintures étaient appliqués.
Les peintures n’étaient pas encadrées. C’étaient de simples toiles sur châssis, des paysages assez malhabiles où l’herbe et le feuillage des arbres étaient du même vert épais.
Quelques caricatures, signées Jef, parfois rehaussées d’aquarelle, parfois découpées dans un journal local.
Mais ce qui frappait Maigret, c’était l’abondance de dessins d’un autre genre, qui étaient des variations sur un même thème. Les papiers étaient jaunis. Quelques dates permettaient de situer à une dizaine d’années en arrière l’époque où ces croquis avaient été exécutés.
Ils étaient d’une autre facture, infiniment plus romantique, qui n’était pas sans rappeler la manière de Gustave Doré imitée par un débutant.
Un premier dessin à la plume représentait un pendu qui se balançait à une potence sur laquelle un énorme corbeau était perché. Et la pendaison était le leitmotiv d’une vingtaine d’œuvres au moins, au crayon, à la plume, à l’eau forte.
L’orée d’une forêt, avec un pendu à chaque branche d’arbre… Ailleurs, le clocher d’une église et, aux deux bras de la croix, sous le coq, un corps humain qui se balançait…
Il y avait des pendus de toutes sortes. Certains vêtus à la mode du XVIe siècle et formaient comme une Cour des Miracles où tout le monde se balançait à quelques pieds au-dessus de terre…
Il y avait un pendu loufoque, en haut-de-forme, en habit, la canne à la main, dont la potence était un bec de gaz…
Au-dessous d’un autre croquis, quelques lignes : quatre vers de la Ballade des Pendus, de Villon.
Des dates. Toujours la même époque ! Tous ces dessins macabres, faits dix ans plus tôt, voisinaient maintenant avec des croquis à légende pour journaux amusants, avec des dessins d’almanach, des paysages des Ardennes et des affiches publicitaires.
Le thème du clocher revenait, lui aussi. Et l’église tout entière ! Vue de face, de profil, d’en bas… Le portail, tout seul… Les gargouilles… Le parvis, avec ses six marches que la perspective rendait immenses…
La même église ! Et, pendant que Maigret allait d’un mur à l’autre, il sentait que Van Damme s’agitait, mal à l’aise, tourmenté peut-être par la même tentation qu’à l’écluse de Luzancy.
Un quart d’heure s’écoula ainsi, et Jef Lombard revint, les prunelles humides, en se passant la main sur le front que couvrait une mèche de cheveux.
— Vous m’excuserez… dit-il. Ma femme vient d’accoucher… Une fille…
Il y avait une pointe d’orgueil dans sa voix mais, tandis qu’il parlait, son regard allait avec angoisse de Maigret à Van Damme.
— C’est le troisième enfant… Et pourtant je suis aussi bouleversé que la première fois !… Vous avez vu ma belle-mère, qui en a eu onze et qui est en train de sangloter de joie… Elle est allée crier la bonne nouvelle aux ouvriers… Elle voulait les emmener voir la petite…
Son regard suivit le regard de Maigret, fixé sur les deux pendus du clocher, et il devint plus nerveux, il murmura avec une gêne visible :