— Des péchés de jeunesse… C’est très mauvais… Mais je croyais alors que je deviendrais un grand artiste…
— C’est une église de Liège ?…
Jef ne répondit pas tout de suite. Il dit enfin, comme à regret :
— Elle n’existe plus, depuis sept ans… On l’a abattue pour construire une église neuve… Elle n’était pas belle… Elle n’avait même aucun style… Mais elle était très vieille, avec quelque chose de mystérieux dans toutes ses lignes, dans les ruelles qui l’entouraient et qui ont été rasées depuis…
— Comment s’appelait-elle ?
— L’église Saint-Pholien… La nouvelle, qui se dresse à sa place, porte le même nom…
Joseph Van Damme s’agitait comme si tous ses nerfs lui eussent fait mal. Une agitation intérieure, qui ne se trahissait que par des mouvements à peine perceptibles, par une irrégularité dans la respiration, un frémissement des doigts, un balancement de la jambe appuyée au bureau.
— Vous étiez marié à cette époque ? questionna Maigret.
Lombard rit.
— J’avais dix-neuf ans !… Je suivais les cours de l’Académie… Tenez !…
Et il désigna, avec un regard nostalgique, un portrait raté, aux teintes mornes, où on le reconnaissait néanmoins, grâce à l’irrégularité caractéristique de ses traits. Ses cheveux lui tombaient sur la nuque. Il portait une tunique noire, boutonnée jusqu’au cou, sur laquelle une lavallière s’étalait.
Le tableau était d’un romantisme échevelé et il n’y manquait même pas la tête de mort traditionnelle dans le fond.
— Si vous m’aviez dit alors que je deviendrais photograveur !… ironisa Jef Lombard.
Il semblait aussi gêné par la présence de Van Damme que par celle de Maigret. Mais il ne savait évidemment pas comment leur donner congé.
Un ouvrier vint lui demander un renseignement au sujet d’un cliché qui n’était pas prêt.
— Qu’on revienne après midi !…
— Il paraît que c’est trop tard !
— Tant pis ! Dis-leur que j’ai une fille…
C’était un mélange trouble de joie, de nervosité, peut-être d’angoisse que trahissaient ses yeux, ses gestes, la pâleur de son teint piqueté de petites taches d’acide.
— Si vous voulez me permettre de vous offrir quelque chose ?… Nous irons à la maison…
Ils marchèrent tous trois le long des corridors enchevêtrés, franchirent la porte que la vieille avait ouverte auparavant à Maigret.
Il y avait des carreaux bleus dans le couloir. Et il régnait comme une odeur de propreté, avec, pourtant, des fadeurs imprécises, peut-être des moiteurs de chambre de malade.
— Les deux gosses sont chez mon beau-frère… Par ici…
Il ouvrit la porte de la salle à manger, où les petites vitres des fenêtres ne laissaient filtrer qu’un jour avare. Les meubles étaient sombres avec des reflets sur les cuivres posés un peu partout.
Au mur, un grand portrait de femme, signé Jef, plein de maladresses, mais trahissant une application évidente à idéaliser le modèle.
Maigret comprit que c’était sa femme, chercha ailleurs et, comme il s’y attendait, retrouva des pendus. Les meilleurs ! Ceux qu’on avait jugés dignes d’être encadrés !
— Vous prendrez bien un verre de genièvre ?
Le commissaire sentait peser sur lui le regard farouche de Joseph Van Damme, que chaque détail de cette entrevue avait l’air d’outrer.
— Vous disiez tout à l’heure que vous avez connu Jean Lecocq d’Arneville…
On entendait des pas à l’étage supérieur, où devait être la chambre de l’accouchée.
— Un vague camarade !… répondit distraitement Jef Lombard, l’oreille tendue à un léger vagissement.
Et, levant son verre :
— A la santé de ma petite !… Et de ma femme !…
Il détourna la tête, brusquement, vida son verre d’un trait, alla chercher quelque chose d’inexistant dans le buffet pour cacher son trouble ; mais le commissaire n’en entendit pas moins le sourd déclic d’un sanglot étouffé.
— Il faut que je monte là-haut… Pardonnez-moi… Un jour comme aujourd’hui…
Van Damme et Maigret ne s’étaient pas adressé la parole. Tandis qu’ils traversaient la cour, frôlaient la fontaine, le commissaire observait son compagnon avec ironie, se demandant ce qu’il allait faire.
Mais, une fois dans la rue, Van Damme se contenta de toucher le bord de son chapeau et de s’éloigner à grands pas vers la droite.
A Liège, les taxis sont rares. Maigret, faute de connaître les lignes de tramway, rentra à pied à l’Hôtel du Chemin-de-Fer, déjeuna, se renseigna sur les journaux locaux.
A deux heures, il pénétrait dans l’immeuble du journal La Meuse au moment précis où Joseph Van Damme en sortait. Les deux hommes passèrent à un mètre l’un de l’autre sans se saluer et le commissaire grommela à part lui :
— Il continue à me précéder !…
Il s’adressa à un huissier, demanda à consulter les collections du journal, dut remplir une fiche et attendre l’autorisation d’un administrateur.
Certains détails l’avaient frappé : Armand Lecocq d’Arneville avait appris que son frère avait quitté Liège à l’époque, à peu près, où Jef Lombard dessinait des pendus avec une obstination maladive.
Et le complet B, que le vagabond de Neuschanz et de Brême transportait dans la valise jaune, était très vieux – au moins six ans, disait l’expert allemand – peut-être dix !
Au surplus, la présence de Joseph Van Damme à La Meuse ne suffisait-elle pas à renseigner le commissaire ?
On l’introduisit dans une pièce au parquet ciré comme une patinoire, aux meubles somptueux, solennels, et l’huissier à chaîne d’argent questionna :
— La collection de quelle année désirez-vous consulter ?
Maigret avait déjà repéré les énormes cartonnages contenant chacun les journaux d’une année et rangés tout autour de la pièce.
— Je trouverai seul… dit-il.
Cela sentait l’encaustique, le vieux papier et le luxe officiel. Sur la table tendue de moleskine, il y avait des lutrins destinés à recevoir les encombrants volumes. Tout était si propre, si net, si austère que le commissaire osa à peine tirer sa pipe de sa poche.
Quelques instants plus tard, il feuilletait, jour par jour, les journaux de « l’année des pendus ».
Des milliers de titres défilaient devant ses yeux. Certains rappelaient des événements mondiaux. D’autres avaient trait à des faits locaux : l’incendie d’un grand magasin (une page entière pendant trois jours), la démission d’un échevin, l’augmentation du prix des tramways.
Soudain, des déchirures, au ras de la reliure. Un journal − celui du 15 février – avait été arraché.
Maigret se précipita dans l’antichambre, ramena l’huissier.
— Quelqu’un est venu avant moi, n’est-ce pas ?… C’est bien cette collection qu’il a demandée ?…
— Oui… Il n’est resté que cinq minutes ici…
— Vous êtes de Liège ?… Vous vous souvenez de ce qui peut s’être passé à cette date ?…
— Attendez… Dix ans… C’est l’année de la mort de ma belle-sœur… J’y suis !… Il y avait les grandes inondations !… Même qu’on a dû attendre huit jours pour l’enterrement, parce qu’on ne circulait plus qu’en barque dans les rues proches de la Meuse… D’ailleurs, lisez les articles… Le roi et la reine visitent les sinistrés… Il y a des photos… Tiens ! Il manque un numéro !… C’est extraordinaire… Il faudra que je le signale au directeur…
Maigret se pencha pour ramasser sur le parquet un fragment de papier journal qui était tombé quand Joseph Van Damme, sans nul doute, arrachait les pages correspondant au 15 février.
VII