L’aiguille de l’horloge frémissait à chaque minute. Il y avait un léger grincement du mécanisme. Au début, on ne l’avait pas entendu. Maintenant, c’était un vacarme. Et même, le mouvement se décomposait en trois temps : un premier déclic ; l’aiguille qui se mettait en marche ; puis un déclic encore, comme pour la fixer à sa nouvelle place. Et la figure de l’horloge changeait ; l’angle obtus devenait peu à peu un angle aigu. Les deux aiguilles allaient se rejoindre.
Le garçon lançait des regards étonnés à cette table lugubre. Maurice Belloir, de temps en temps, avalait sa salive et Maigret n’avait pas besoin de le voir pour en avoir la certitude. Il l’entendait vivre, respirer, se crisper, bouger parfois les semelles avec précaution, comme dans une chapelle.
Les clients se raréfiaient. Les tapis rouges et les cartes disparaissaient des tables qui montraient leur marbre blafard. Le garçon sortit pour tirer les volets, tandis que la patronne rangeait les jetons par petites piles, selon leur valeur.
— Vous restez ?… questionna enfin Belloir d’une voix dont on reconnut à peine le timbre.
— Et vous ?…
— Je… je ne sais pas…
Alors Van Damme frappa la table avec une pièce de monnaie, demanda au garçon :
— Combien ?…
— La tournée ?… Neuf francs septante-cinq…
Ils étaient debout tous les trois, évitant de se regarder, et le garçon de café les aidait tour à tour à s’habiller.
— Bonsoir, messieurs…
Dehors, il y avait du brouillard, et c’est à peine si l’on distinguait la lueur des réverbères. Tous les volets étaient clos. Quelque part, assez loin, des pas résonnaient sur le trottoir.
Il y eut une hésitation sur la direction à suivre. Aucun des trois hommes ne prenait la responsabilité de diriger la marche. Derrière eux, l’on fermait à clé la porte du café et l’on posait les barres de sûreté.
A gauche, s’amorçait une ruelle bordée de vieilles maisons aux façades irrégulièrement alignées.
— Eh bien ! messieurs, prononça enfin Maigret, il ne me reste qu’à vous souhaiter une bonne nuit…
La main de Belloir, qu’il serra la première, était froide, nerveuse. Celle que Van Damme lui tendit à regret était moite et molle.
Le commissaire releva le col de son pardessus, toussota et se mit à marcher, tout seul, le long de la rue déserte. Et ses facultés étaient tendues vers un seul objet : percevoir le moindre bruit, le plus léger frémissement de l’air qui l’avertirait du danger.
Sa main droite, dans sa poche, étreignait la crosse d’un revolver. Il lui sembla que, dans le réseau des ruelles qui s’étendait à sa gauche, enclavé dans le centre de Liège comme un îlot lépreux, des gens marchaient à pas précipités en essayant de ne pas faire de bruit.
Il devina le murmure d’une conversation à voix basse, très loin ou très près, il n’eût pu le dire, à cause du brouillard qui déroutait ses sens.
Et brusquement il se jeta de côté, se colla contre une porte tandis qu’une détonation sèche éclatait, que quelqu’un, dans la nuit, courait à toutes jambes.
Maigret avança alors de quelques pas, plongea le regard dans la ruelle d’où l’on avait tiré, ne vit rien, que des taches plus sombres où débouchaient sans doutes des impasses et tout au bout, à deux cents mètres, le globe en verre dépoli qui servait d’enseigne à un marchand de pommes frites.
Quelques instants plus tard, il passait devant cette boutique, d’où une fille sortait avec un cornet de papier qui contenait des frites dorées. Elle lui lança une invitation, sans conviction, se dirigea vers une rue plus éclairée.
Maigret écrivait paisiblement, en écrasant, de son index énorme, la plume sur le papier et de temps en temps il tassait la cendre chaude dans sa pipe.
Il était installé dans sa chambre de l’Hôtel du Chemin-de-Fer et l’horloge lumineuse de la gare, qu’il apercevait par la fenêtre, marquait deux heures du matin.
Mon vieux Lucas,
Comme on ne sait pas ce qui peut arriver, je te donne ci-joint quelques indications qui te permettront, le cas échéant, de poursuivre l’enquête que j’ai commencée.
1. La semaine dernière, à Bruxelles, un homme mal vêtu, aux allures de vagabond, fait un paquet de trente billets de mille francs et les expédie à sa propre adresse, rue de la Roquette, à Paris. L’enquête démontrera qu’il s’est adressé souvent des sommes aussi fortes dont il ne se servait pas. La preuve en est qu’on retrouve dans sa chambre les cendres de nombreux billets de banque brûlés volontairement.
Il vit sous le nom de Louis Jeunet, travaille à peu près régulièrement dans un atelier de la même rue.
Il a été marié (voir Mme Jeunet, herboriste, rue Picpus) et a un enfant. Mais il a quitté femme et enfant dans des circonstances troublantes, après des crises aiguës d’alcoolisme.
A Bruxelles, l’argent expédié, il achète une valise pour y mettre des effets qu’il possède dans une chambre d’hôtel. Cette valise, alors qu’il est en route pour Brême, je la remplace par une autre.
Et Jeunet, qui ne semble pas avoir pensé auparavant au suicide et qui s’est muni de quoi dîner, se tue en s’apercevant que ses effets lui ont été dérobés.
Il s’agit d’un vieux complet qui ne lui appartient pas et qui, des années plus tôt, a été déchiré comme au cours d’une lutte et inondé de sang. Le complet a été confectionné à Liège.
A Brême, un homme vient voir le cadavre et c’est un nommé Joseph Van Damme, commissionnaire en marchandises, né à Liège.
A Paris, j’apprends que Louis Jeunet est en réalité Jean Lecocq d’Arneville, né à Liège, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Il a fait des études jusqu’à l’Université incluse. A Liège, d’où il a disparu voilà environ dix ans, on n’a rien à lui reprocher.
2. A Reims, on a vu Jean Lecocq d’Arneville, avant son départ pour Bruxelles, pénétrer de nuit chez Maurice Belloir, sous-directeur de banque, né à Liège, qui nie cette rencontre.
Mais les trente mille francs expédiés de Bruxelles proviennent de ce même Belloir.
Chez lui, je rencontre : Van Damme, arrivé par avion de Brême, Jef Lombard, photograveur à Liège et Gaston Janin, né, lui aussi, dans cette ville.
Comme je rentre à Paris en compagnie de Van Damme, il tente de me pousser dans la Marne.
Et je le retrouve à Liège, chez Jef Lombard. Celui-ci, voilà dix ans environ, s’adonnait à la peinture et les murs de sa demeure sont couverts de dessins de cette époque représentant des pendus.
Dans les journaux, où je me rends, les numéros du 15 février de l’année des pendus ont été arrachés par Van Damme.
Le soir, une lettre non signée me promet des révélations complètes et me donne rendez-vous dans un café de la ville. J’y trouve, non un homme, mais trois : Belloir (arrivé de Reims), Van Damme et Jef Lombard.
Ils m’accueillent avec gêne. J’ai la conviction que c’est un des trois qui était décidé à parler. Les autres semblent n’être là que pour l’en empêcher.
Jef Lombard, crispé, s’en va brusquement. Je reste avec les deux autres. Je les quitte dehors, passé minuit, dans le brouillard, et une balle est tirée vers moi quelques instants plus tard.