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Leurs regards se croisèrent. Ils hésitèrent à se saluer, ne le firent pas, et l’homme d’affaires de Brême, que l’huissier interrogeait à son tour, se contentait de murmurer :

— Rien… Je reviendrai…

Il s’en alla. On entendit le bruit de ses pas décroître dans la salle des pas perdus. Un peu plus tard, Maigret était introduit dans un bureau somptueux où le secrétaire, raidi par sa jaquette et un faux col trop haut, s’affaira pour retrouver les rapports journaliers vieux de dix ans.

L’air était tiède, les tapis moelleux. Un rayon de soleil faisait luire la crosse d’un évêque sur un tableau historique qui occupait tout un pan de mur.

Après une demi-heure de recherches et de politesses, Maigret retrouvait la mention du vol de lapins, du procès-verbal pour ivrognerie, du vol à l’étalage. Et, entre deux faits divers, les lignes suivantes :

« L’agent Lagasse, de la 6e division, se rendait ce matin à six heures au pont des Arches pour y prendre sa faction quand, en passant devant le portail de l’église Saint-Pholien, il aperçut un corps qui était suspendu au marteau de la porte.

» Un médecin mandé d’urgence ne put que constater la mort de l’individu, un nommé Emile Klein, né à Angleur, vingt ans, peintre en bâtiment, domicilié rue du Pot-au-Noir.

» Klein s’est pendu, vraisemblablement, vers le milieu de la nuit, à l’aide d’une corde de store. Dans ses poches, on n’a retrouvé que des objets sans valeur et de la menue monnaie.

» L’enquête a établi que, depuis trois mois, il avait cessé tout travail régulier et le dénuement semble lui avoir inspiré son geste.

» Sa mère, la veuve Klein, qui habite Angleur et vit d’une modeste pension, a été prévenue. »

Des heures fiévreuses suivirent. Maigret fonça lourdement dans cette voie nouvelle. Et pourtant, sans trop s’en rendre compte, il cherchait moins des renseignements sur ce Klein qu’une rencontre avec Van Damme.

Car alors seulement, quand il reverrait l’homme d’affaires devant lui, il approcherait de la vérité. Cela n’avait-il pas commencé à Brême ? Et depuis lors, à chaque point qu’il marquait, le commissaire ne se heurtait-il pas à Van Damme ?

Celui-ci l’avait vu à l’Hôtel de Ville, savait qu’il avait lu le rapport, qu’il était sur la piste Klein.

A Angleur, rien ! Le commissaire avait pris un taxi, qui s’était enfoncé dans une région industrielle où des petites maisons ouvrières, pareilles les unes aux autres, d’un même gris de suie, formaient des rues pauvres au pied des cheminées d’usine.

Une femme lavait le seuil d’une de ces maisons, celle où avait habité Mme Klein.

— Voilà au moins cinq ans qu’elle est morte…

La silhouette de Van Damme ne rôdait pas par là.

— Son fils ne vivait pas avec elle ?

— Non ! Et il a mal fini… Il s’est détruit, à la porte d’une église…

C’était tout. Maigret apprit seulement que le père Klein était porion dans un charbonnage et qu’après sa mort sa femme vivait d’une petite pension, n’occupant qu’une chambre-mansarde dans la maison qu’elle sous-louait.

— A la 6e Division de police ! commanda-t-il au chauffeur.

L’agent Lagasse, lui, vivait toujours. Mais il se souvenait à peine.

Il avait plu toute la nuit… Il était détrempé et ses cheveux roux lui collaient à la figure…

— Il était grand ?… Petit ?…

— Plutôt petit…

Alors le commissaire s’adressa à la gendarmerie, passa près d’une heure dans des bureaux qui sentaient le cuir et la sueur de cheval.

— S’il avait vingt ans à cette époque, il a dû passer au conseil de révision… Vous dites Klein, avec un K ?…

On retrouva la feuille 13, dans le dossier des réformés.

Maigret copia des chiffres : taille 1m55, tour de poitrine, 0m80… Et la mention faiblesse des poumons.

Mais Van Damme ne se montrait toujours pas. Il fallait chercher ailleurs. Le seul résultat des courses de la matinée était la certitude que jamais le complet B n’avait appartenu au pendu de Saint-Pholien, qui n’était qu’un avorton.

Klein s’était suicidé. Il n’y avait pas eu lutte, pas une goutte de sang versée.

Alors, quel rapport avec la valise du vagabond de Brême et le geste de Lecocq d’Arneville, alias Louis Jeunet ?

— Déposez-moi ici… Et dites-moi où se trouve la rue du Pot-au-Noir…

— Derrière l’église… Celle qui débouche sur le quai Sainte-Barbe…

Arrivé en face de Saint-Pholien, Maigret avait payé son taxi. Et maintenant il regardait l’église neuve qui se dressait au milieu d’un vaste terre-plein.

A droite et à gauche s’ouvraient des boulevards bordés d’immeubles qui avaient à peu près le même âge que l’église. Mais, derrière celle-ci, subsistait un vieux quartier dans lequel on avait taillé pour dégager le temple.

A la vitrine d’une papeterie, Maigret trouva des cartes postales qui représentaient l’ancienne église, plus basse, plus trapue, et toute noire. Une aile était étayée par des madriers. De trois côtés, des maisons basses, sordides, s’adossaient aux murs et donnaient à l’ensemble un aspect moyenâgeux.

De cette Cour des Miracles, il ne restait maintenant qu’un bloc irrégulier, percé de ruelles et d’impasses, où régnait une écœurante odeur de pauvreté.

La rue du Pot-au-Noir n’avait pas deux mètres de large et un ruisseau d’eau savonneuse courait en son milieu, des gosses jouaient sur des seuils derrière lesquels grouillait de la vie.

C’était sombre, malgré le soleil qui brillait au ciel mais dont la lumière ne pénétrait pas dans le boyau. Un tonnelier cerclait des barriques dans la rue même, où il avait allumé un brasero.

Les numéros des maisons étaient effacés. Le commissaire dut se renseigner. Quand il demanda le 7, on lui désigna une impasse d’où sortaient des bruits de scie et de rabot.

Tout au fond, il y avait un atelier, quelques bancs de menuisier, trois hommes qui travaillaient, toutes portes ouvertes, de la colle qui fondait sur un poêle.

L’un des hommes leva la tête, déposa un bout de cigarette éteinte, attendit que le visiteur parlât.

— C’est bien ici qu’habitait un nommé Klein ?

L’homme regarda ses compagnons d’un air entendu, montra du doigt une porte, un escalier noir, grommela :

— Là-haut !… Il y a déjà quelqu’un !…

— Un nouveau locataire ?…

Un drôle de sourire, que le commissaire ne comprit que plus tard, fut la réponse.

— Allez voir… Au premier… Vous ne vous tromperez pas : il n’y a que cette porte-là…

Un ouvrier rit silencieusement en maniant sa varlope. Maigret s’engagea dans l’escalier, où l’obscurité était totale. Après quelques marches, la rampe manquait.

Il frotta une allumette, vit au-dessus de lui une porte sans serrure ni bouton, qu’on devait fixer à l’aide d’une ficelle nouée à un clou rouillé.

La main dans la poche où était son revolver, il poussa le battant, d’un coup de genou, fut ébloui par la lumière qui ruisselait d’une verrière dont un tiers des carreaux étaient cassés.

Le spectacle était si inattendu que Maigret fut un instant à regarder autour de lui sans pouvoir distinguer les détails. Enfin, dans un coin, il aperçut une silhouette, un homme appuyé au mur, qui braquait sur lui un regard farouche : c’était Joseph Van Damme.

— Nous devions aboutir ici, n’est-ce pas ?… prononça le commissaire.

Et sa voix, qui tomba dans une atmosphère trop crue, trop vide, eut des résonances surprenantes.

Van Damme ne répondit rien, resta immobile, à le fixer hargneusement.

Pour comprendre l’architecture des lieux, il aurait fallu savoir de quelle construction, couvent, caserne ou hôtel de maître, ces murs avaient jadis fait partie.