— Le costume sort de la Belle-Jardinière à Paris. Le tissu comporte cinquante pour cent de coton. C’est donc un vêtement bon marché. On a relevé des taches de graisse, entre autres de graisse minérale qui semble indiquer que l’homme a travaillé ou s’est trouvé fréquemment dans une usine, un atelier ou un garage. Son linge ne porte aucune marque. Les chaussures ont été achetées à Reims. Même observation que pour le costume : qualité vulgaire, fabrication en grande série. Les chaussettes sont des chaussettes en coton comme les camelots en vendent à quatre ou cinq francs la paire. Elles sont trouées, mais n’ont jamais été ravaudées.
» Tous ces vêtements ont été enfermés dans un sac de fort papier, secoués, et la poussière recueillie soumise à l’analyse.
» On a obtenu ainsi confirmation de la provenance des taches de graisse. En effet, le tissu est imprégné d’une fine poudre métallique qu’on ne trouve que dans les effets des ajusteurs, tourneurs et en général de ceux qui travaillent dans les ateliers de construction mécanique.
» Ces indices sont absents des vêtements que j’appellerai les vêtements B et qui n’ont pas été portés depuis plusieurs années, six ans au minimum.
» Autre différence : dans les poches du costume A, on trouve des débris de tabac de la régie française, que vous appelez du tabac gris.
» Dans les poches B, au contraire, il reste un peu de poussière de tabac jaune imitant le tabac égyptien.
» Mais j’en arrive au point le plus important. Les taches relevées sur le costume B ne sont plus des taches de graisse. Ce sont d’anciennes taches de sang humain, probablement de sang artériel.
» Le tissu n’a pas été lavé depuis des années. L’homme qui portait ce vêtement a dû être littéralement inondé de sang. Enfin, des déchirures pourraient faire supposer qu’il y a eu lutte, car, à divers endroits, aux revers entre autres, la trame est arrachée comme si des ongles s’y étaient incrustés.
» Ces vêtements B portent une marque : celle de Roger Morcel, tailleur, rue Haute-Sauvenière, à Liège.
» Quant au revolver, il est d’un modèle qu’on ne fabrique plus depuis deux ans.
» Si vous voulez me laisser votre adresse, je vous enverrai une copie du rapport que je dois établir pour mes chefs.
A huit heures du soir, Maigret en avait fini avec les formalités. La police allemande lui avait remis les vêtements du mort ainsi que ceux de la valise, que l’expert appelait les vêtements B. Et il avait été décidé que, jusqu’à nouvel avis, le corps serait gardé à la disposition des autorités françaises au frigorifique de la morgue.
Maigret avait pris copie de la fiche de Joseph Van Damme, né à Liège, de parents flamands, voyageur de commerce, puis directeur d’une maison de commission qui portait son nom.
Il avait trente-deux ans. Il était célibataire. Il n’y avait que trois ans qu’il était installé à Brême, où, après des débuts difficiles, il semblait faire de bonnes affaires.
Le commissaire rentra dans sa chambre d’hôtel, y resta longtemps assis au bord du lit, les deux valises de fibre posées devant lui.
Il avait ouvert la porte de communication avec la pièce voisine, où tout était resté dans le même état que la veille. Et il fut frappé par le peu de désordre que le drame avait laissé. Au mur, sous une fleur rose de la tapisserie, une toute petite tache brune : la seule tache de sang. Sur la table, les deux pains aux saucisses toujours enveloppés de papier. Une mouche y était posée.
Le matin, Maigret avait envoyé à Paris deux photographies du mort, en priant la PJ de les faire publier par le plus grand nombre de journaux possible.
Est-ce là qu’il fallait chercher ? A Paris où, du moins, le policier possédait une adresse : celle à laquelle Jeunet s’envoyait, de Bruxelles, trente billets de mille francs.
Fallait-il chercher à Liège, où le vêtement B avait été acheté quelques années auparavant ? A Reims, d’où provenaient les souliers du mort ? A Bruxelles, où Jeunet avait fait un paquet des trente mille francs ? A Brême, où il était mort et où un certain Joseph Van Damme était venu jeter un coup d’œil sur son cadavre, tout en se défendant de le connaître ?
L’hôtelier se présenta, fit un long discours en allemand, et le commissaire crut comprendre qu’on lui demandait si la chambre du drame pouvait être remise en état et louée.
Il émit un grognement affirmatif, se lava les mains, paya et s’en fut avec ses deux valises qui tranchaient, de par leur médiocrité flagrante, avec sa silhouette confortable.
Il n’avait pas plus de raisons de prendre son enquête par un bout que par l’autre. Et, s’il se décida pour Paris, ce fut surtout parce que cette atmosphère violemment étrangère, en le choquant à chaque instant dans ses habitudes et dans sa mentalité, finissait par produire sur lui un effet déprimant.
Il n’était pas jusqu’au tabac jaunâtre et trop léger qui ne lui enlevât l’envie de fumer.
Dans le rapide, il dormit, s’éveilla à la frontière belge alors que le jour se levait, traversa Liège une demi-heure plus tard et laissa errer par la portière un regard mou.
Le train ne restait en gare que trente minutes, si bien que Maigret n’avait pas le temps de se rendre rue Haute-Sauvenière.
A deux heures de l’après-midi, il débarquait à la Gare du Nord, fonçait dans la foule parisienne, et son premier soin était de s’arrêter au bureau de tabac.
Il dut chercher un instant de la monnaie française dans ses poches. On le bouscula. Les deux valises étaient posées à ses pieds. Quand il voulut les reprendre, il n’en trouva plus qu’une, regarda en vain autour de lui, se rendit compte qu’il ne servirait de rien d’alerter les agents.
Un détail, d’ailleurs, le rassura. La valise qu’on lui avait laissée portait une petite ficelle avec deux clés nouée à la poignée. C’était celle qui contenait les vêtements.
Le voleur avait emporté la valise aux vieux journaux.
Etait-ce un simple voleur, comme il en rôde dans les gares ? N’était-il pas étrange, dans ce cas, qu’il eût choisi un sac de si piteux aspect ?
Maigret prit place dans un taxi, savourant à la fois sa pipe et le grouillement familier de la rue. A un kiosque, il aperçut une photographie, en première page d’un journal, et reconnut de loin le portrait de Louis Jeunet, expédié de Brême.
Il faillit passer chez lui, boulevard Richard-Lenoir, pour se changer et embrasser sa femme, mais l’incident de la gare le rendait soucieux.
— Si c’est vraiment aux vêtements B qu’on en voulait, comment, à Paris, a-t-on pu être averti que je les transportais et que j’arriverais à telle heure exactement ?
Autour de la silhouette maigre du visage blême du vagabond de Neuschanz et de Brême, on eût dit que des mystères multiples venaient s’agglutiner. Des ombres s’agitaient, comme sur la plaque photographique qu’on plonge dans le révélateur.
Et il faudrait les préciser, éclairer les visages, mettre un nom sur chacun, reconstituer des mentalités, des existences entières.
Pour le moment, il n’y avait, au milieu de la plaque, qu’un corps dévêtu, une tête que les médecins allemands avaient tripatouillée pour lui rendre son aspect normal et que découpait une lumière crue.
Les ombres ?… Un homme d’abord qui, dans Paris, au même instant, se sauvait avec la valise… Un autre qui, de Brême ou d’ailleurs, l’avait renseigné… Peut-être le jovial Joseph Van Damme ?… Peut-être pas !… Et encore le personnage qui, des années plus tôt, avait porté le complet B… Et celui qui, dans la lutte, l’avait arrosé de son sang…
Celui aussi qui avait procuré au faux Jeunet les trente mille francs, ou à qui cet argent avait été volé !…
Il y avait du soleil, du monde aux terrasses des cafés que réchauffaient des braseros. Des chauffeurs s’interpellaient. Des grappes humaines assaillaient les autobus et les tramways.