— Il n’avait pas d’amis ?…
— Non ! Jamais personne n’est venu le voir…
— Il ne voyageait pas, ne recevait pas de correspondance ?…
— Non ! Et il n’aimait pas rencontrer des gens chez nous… Parfois une voisine qui n’avait pas de machine à coudre venait piquer sur la mienne et c’était le meilleur moyen de mettre Louis en colère…
» Pas une colère comme tout le monde en a… Quelque chose de rentré… Et c’était lui qui semblait souffrir !…
» Quand je lui ai annoncé que nous allions avoir un enfant, il m’a regardée avec des yeux de fou…
» C’est dès ce moment-là, et surtout après la naissance du petit, qu’il s’est mis à boire, par crises, par périodes…
» Et pourtant je sais qu’il l’aimait ! Il le regardait de temps en temps comme il me regardait au début, avec adoration…
» Le lendemain, il rentrait ivre, se couchait, fermait la porte de la chambre à clé et y passait des heures, des journées entières…
» Les premières fois, il m’a demandé pardon, en pleurant… Peut-être que, si maman ne s’en était pas mêlée, je serais parvenue à le garder… Mais ma mère a voulu le sermonner… Il y a eu des scènes…
» Surtout quand Louis restait deux ou trois jours sans aller travailler !…
» Les derniers temps, nous avons été tout à fait malheureux… Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?… Il devenait de plus en plus méchant… Ma mère l’a mis deux fois à la porte en lui rappelant qu’il n’était pas chez lui…
» Je suis sûre, moi, qu’il n’était pas responsable !… Quelque chose le poussait, le poussait !… Il lui arrivait de me regarder encore, ou bien notre fils, avec des yeux que je vous ai dits…
» Seulement c’était plus rare… Cela ne durait pas… La dernière scène a été odieuse… Maman était là… Louis s’était servi de l’argent du comptoir et elle l’a traité de voleur… Il était tout pâle, avec des yeux rouges, comme dans ses mauvais jours… Il avait un regard de dément…
» Je le vois encore s’approcher de moi comme pour m’étrangler. J’ai crié, terrorisée :
» — Louis !…
» Et il est parti, en refermant la porte si fort que la vitre s’est brisée…
» Il y a deux ans de cela… Des voisines l’ont vu passer de temps en temps… Je me suis renseignée à son usine de Belleville, où l’on m’a répondu qu’il n’y travaillait plus…
» Mais quelqu’un l’a aperçu dans un petit atelier de la rue de la Roquette qui fabrique des pompes à bière…
» Moi, je l’ai revu une fois, voilà peut-être six mois, à travers la vitrine… Maman, qui vit à nouveau avec moi et le petit, était dans la boutique… Elle m’a empêchée de courir à la porte…
» Vous jurez qu’il n’a pas souffert, qu’il est mort sur le coup ?… C’était un malheureux, n’est-ce pas ? Vous devez le comprendre, maintenant…
Elle avait vécu son récit avec une telle intensité, son mari, en outre, avait eu tant d’emprise sur elle, qu’à son insu elle avait, en parlant, les expressions de physionomie qu’elle évoquait.
Comme au début, Maigret fut frappé par une ressemblance gênante entre cette femme et l’homme qui, à Brême, avait fait claquer ses doigts avant de se tirer une balle dans la bouche.
Mieux, cette fièvre dévorante qu’elle venait de décrire semblait l’avoir gagnée. Elle se taisait et tous ses nerfs continuaient à vibrer. Elle haletait à vide. Elle attendait quelque chose, sans savoir quoi.
— Il ne vous a jamais parlé de son passé, de son enfance ?…
— Non… Il ne parlait pas beaucoup… Je sais seulement qu’il est né à Aubervilliers… Et j’ai toujours pensé qu’il avait reçu une éducation au-dessus de sa situation… Il avait une belle écriture… Il connaissait le nom latin de toutes les plantes… Quand la mercière d’à côté avait une lettre difficile à écrire, c’est à lui qu’elle s’adressait…
— Et jamais vous n’avez vu sa famille ?
— Il m’a dit, avant notre mariage, qu’il était orphelin… Je voudrais encore vous demander quelque chose, monsieur le commissaire… Est-ce qu’on va le ramener en France ?…
Comme il hésitait à répondre, elle ajouta en détournant la tête pour cacher sa gêne :
— Maintenant, l’herboristerie est à ma mère… Et l’argent !… Je sais qu’elle ne voudra pas faire de frais pour rapatrier le corps… Ni me donner de quoi aller le voir !… Est-ce que, dans ce cas-là…
Sa gorge se serrait et elle se baissa rapidement pour ramasser son mouchoir tombé sur le plancher.
— Je ferai le nécessaire, madame, pour que votre mari soit ramené.
Elle lui adressa un sourire émouvant, écrasa une larme sur sa joue.
— Vous avez compris, je le sens !… Vous pensez comme moi, monsieur le commissaire !… Il n’était pas responsable !… C’était un malheureux !…
— Disposait-il de grosses sommes d’argent ?
— Rien que sa paie… Au début, il me rendait tout… Puis, quand il s’est mis à boire…
Un petit sourire encore, mais très triste, et pourtant miséricordieux.
Elle partit un peu plus calme, en serrant autour de son cou l’étroite fourrure tandis que sa main gauche étreignait toujours le sac et le journal plié menu.
Au 18, rue de la Roquette, Maigret trouva un hôtel de dernier ordre.
Cette partie de la rue se trouve à moins de cinquante mètres de la place de la Bastille. La rue de Lappe, avec ses bals musette et ses bouges, y débouche.
Chaque rez-de-chaussée est un bistrot, chaque maison un hôtel que hantent des rôdeurs, d’éternels sans-travail, des émigrants et des filles.
Cependant, dans cet inquiétant refuge de la pègre, quelques ateliers sont encastrés où, toutes portes ouvertes, on manie le marteau, le chalumeau oxhydrique, dans un va-et-vient de lourds camions.
Et c’est un contraste violent entre la vie active, les ouvriers réguliers, les employés qui s’affairent, lettres de voiture à la main, et les silhouettes sordides ou insolentes qui flânent alentour.
— Jeunet ! grommela le commissaire en poussant la porte du bureau de l’hôtel, situé à l’entresol.
— N’est pas ici !
— Il a toujours sa chambre ?
On avait flairé la police. On répondait avec mauvaise humeur.
— Le 19, oui !
— A la semaine ?… Au mois ?…
— Au mois !
— Vous avez du courrier pour lui ?
On commença par ruser. En fin de compte, on remit à Maigret le paquet que Jeunet s’était envoyé à lui-même de Bruxelles.
— Il en recevait beaucoup de semblables ?
— Des fois…
— Jamais d’autre correspondance ?…
— Non !… Peut-être qu’en tout il a reçu trois paquets… Un homme tranquille… Je ne vois pas pourquoi la police lui cherche des misères…
— Il travaillait ?…
— Au 65, dans la rue…
— Régulièrement ?…
— Cela dépendait… Des semaines oui… Des semaines non…
Maigret exigea la clé de la chambre. Mais il n’y trouva rien, qu’une paire de chaussures hors d’usage – la semelle s’était complètement séparée de l’empeigne – un tube qui avait contenu de l’aspirine et une combinaison de mécanicien jetée dans un coin.
En descendant, il questionna à nouveau le gérant, apprit que Louis Jeunet ne recevait personne, qu’il ne fréquentait pas les femmes et qu’à peu de chose près il avait une existence monotone, hormis quelques voyages qui duraient trois ou quatre jours.
Mais on ne loge pas dans un de ces hôtels, dans ce quartier, s’il n’y a pas une fissure quelconque ! Le gérant le savait aussi bien que Maigret. Il grogna en fin de compte :
— Ce n’est pas ce que vous pensez… Lui, c’était la boisson !… Et encore par crises… Des neuvaines, comme nous disions, ma femme et moi… Il était trois semaines sérieux à aller à son travail tous les jours… Puis, pendant tout un temps, il buvait jusqu’à en tomber raide sur son lit…