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Lorsque l'imprimante s'arrêta, je lus, et j'en fus bouleversé, et je n'étais pas encore capable de décider si je me trouvais devant des révélations extraordinaires ou le témoignage d'un délire. Que savais-je, au fond, de Jacopo Belbo ? Qu'avais-je compris de lui au cours des deux années où j'avais été à ses côtés presque chaque jour ? De quelle confiance pouvais-je créditer le journal d'un homme qui, de son propre aveu, écrivait en des circonstances exceptionnelles, obnubilé par l'alcool, par le tabac, par la terreur, pendant trois jours coupé de tout contact avec le monde ?

La nuit était tombée désormais, la nuit du vingt et un juin. Mes yeux pleuraient. Depuis le matin je fixais cet écran et la fourmilière de points produite par l'imprimante. Que fût vrai ou faux ce que j'avais lu, Belbo avait dit qu'il téléphonerait le matin suivant. Je devais l'attendre ici. La tête me tournait.

J'allai en vacillant dans la chambre à coucher et me laissai tomber tout habillé sur le lit encore défait.

Je me réveillai vers huit heures d'un sommeil profond, visqueux, et au début je ne me rendais pas compte où j'étais. Heureusement, il était resté une boîte de café, et je m'en fis plusieurs tasses. Le téléphone ne sonnait pas, je n'osais pas descendre pour acheter quelque chose, craignant que Belbo n'appelât juste à ce moment-là.

Je revins à la machine et commençai à imprimer les autres disques, dans l'ordre chronologique. Je trouvai des jeux, des exercices, des comptes rendus d'événements dont j'étais au courant mais, réfractés par la vision privée de Belbo, ces événements aussi m'apparaissaient maintenant dans une lumière différente. Je trouvai des morceaux de journal intime, de confessions, d'ébauches de tentatives romanesques enregistrées avec la susceptibilité amère de celui qui les sait déjà vouées à l'insuccès. Je trouvai des notes, des portraits de personnes que je me rappelais aussi mais qui à présent prenaient une autre physionomie – je voudrais dire plus sinistre, ou était-ce seulement mon regard qui se faisait plus sinistre, ma façon de recomposer des allusions fortuites en une terrible mosaïque finale ?

Et surtout j'ai trouvé un file entier qui ne rassemblait que des citations. Tirées des lectures les plus récentes de Belbo, je les reconnaissais à première vue, et combien de textes analogues n'avions-nous pas lus ces mois-là... Elles étaient numérotées : cent vingt. Le nombre n'était pas fortuit, ou bien la coïncidence était inquiétante. Mais pourquoi celles-ci et pas d'autres ?

Maintenant je ne peux relire les textes de Belbo, et l'histoire entière qu'ils me remettent en esprit, qu'à la lumière de ce file. J'égrène ces excerpta comme les grains d'un chapelet hérétique, et cependant je m'aperçois que certains d'entre eux auraient pu constituer, pour Belbo, une alarme, une piste de sauvegarde.

Ou est-ce moi qui ne parviens plus à distinguer le bon conseil de la dérive du sens ? Je cherche à me convaincre que ma relecture est la bonne, mais pas plus tard que ce matin quelqu'un m'a pourtant dit, à moi et pas à Belbo, que j'étais fou.

La lune monte lentement à l'horizon, au-delà du Bricco. La grande maison est habitée par d'étranges bruissements, peut-être des vers rongeurs, des rats, ou le fantôme d'Adelino Canepa... Je n'ose parcourir le couloir, je suis dans le bureau de l'oncle Carlo, et je regarde par la fenêtre. De temps en temps je vais sur la terrasse, pour surveiller si quelqu'un s'approche en montant la colline. J'ai l'impression d'être dans un film, quelle peine : « Ils vont venir... »

Et pourtant la colline est si calme, cette nuit, désormais nuit d'été.

Combien plus aventureuse, incertaine, démente, la reconstitution que je tentais, pour tromper le temps, et pour me garder bien vivant, l'autre soir, de cinq à dix heures, droit dans le périscope, tandis que pour me faire circuler le sang je bougeais lentement et mollement les jambes, comme si je suivais un rythme afro-brésilien.

Repenser aux dernières années en m'abandonnant au roulis ensorceleur des « atabaques »... Peut-être pour accepter la révélation que nos divagations, commencées comme un ballet mécanique, maintenant, dans ce temple de la mécanique, se seraient transformées en rite, possession, apparition et domination de l'Exu ?

L'autre soir, dans le périscope, je n'avais aucune preuve que ce que m'avait révélé l'imprimante était vrai. Je pouvais encore me défendre par le doute. D'ici minuit je m'apercevrais que j'étais venu à Paris, que je m'étais caché comme un voleur dans un inoffensif musée de la technique, pour la seule raison que je m'étais introduit sottement dans une macumba organisée pour les touristes et laissé prendre par l'hypnose des perfumadores, et par le rythme des pontos...

Et ma mémoire tentait tour à tour le désenchantement, la pitié et le soupçon, en recomposant la mosaïque ; et ce climat mental, cette même oscillation entre illusion fabulatoire et pressentiment d'un piège, je voudrais les conserver à présent, alors qu'avec l'esprit bien plus lucide je suis en train de réfléchir sur ce que je pensais alors, recomposant les documents lus avec frénésie la veille, et le matin même à l'aéroport et pendant le voyage vers Paris.

Je cherchais à y voir plus clair dans la façon irresponsable dont Belbo, Diotallevi et moi étions arrivés à récrire le monde et – Diotallevi me le dirait – à redécouvrir les parties du Livre qui avaient été gravées au feu blanc, dans les interstices laissés par ces insectes au feu noir qui peuplaient, et semblaient rendre explicite, la Torah.

Je suis ici, à présent, après avoir atteint – j'espère – la sérénité et l'Amor Fati, pour reproduire l'histoire que je reconstituais, plein d'inquiétude – et d'espoir qu'elle fût fausse – dans le périscope, il y a deux soirs, l'ayant lue deux jours avant dans l'appartement de Belbo et l'ayant vécue, en partie sans en prendre conscience, au cours des dix dernières années, entre le whisky de Pilade et la poussière des éditions Garamond.

3

BINA

– 7 –

N'attendez pas trop de la fin du monde.

Stanislaw J. LEC, Aforyzmy. Fraszki, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 1977, « Myśli Nieuczesane ».

Entrer à l'université deux ans après 68, c'est comme arriver à Paris le 14 juillet 90. On a l'impression d'avoir raté l'année de sa naissance D'autre part, Jacopo Belbo, qui avait au moins quinze ans de plus que moi, me convainquit plus tard qu'il s'agissait là d'une sensation qu'éprouvent toutes les générations. On naît toujours sous un signe erroné, et être dignement au monde veut dire corriger jour après jour son horoscope.

Je crois que l'on devient ce que notre père nous a enseigné dans les temps morts, quand il ne se souciait pas de nous éduquer. On se forme sur des déchets de sagesse. J'avais dix ans et je voulais que mes parents m'abonnent à un certain hebdomadaire qui publiait en BD les chefs-d'oeuvre de la littérature. Mon père tendait à se dérober, non pas par pingrerie mais par suspicion à l'égard des bandes dessinées. « Le but de cette revue, décrétai-je alors, citant l'enseigne de la série, car j'étais un garçon malin et persuasif, est au fond d'éduquer avec plaisir. » Mon père, sans lever les yeux de son journal, dit : « Le but de ton journal est le but de tous les journaux : vendre le plus d'exemplaires possible. »

Ce jour-là, je commençai à devenir incrédule.

En somme, je me repentis d'avoir été crédule. Je m'étais laissé prendre par une passion de l'esprit. Telle est la crédulité.