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Ce n'est pas que l'incrédule ne doive croire à rien. Il ne croit pas à tout. Il croit à une chose à la fois, et à une deuxième dans la seule mesure où, de quelque façon, elle émane de la première Il procède en myope, avec méthode, il ne se hasarde pas aux horizons. Quand deux choses ne vont pas ensemble, croire à toutes les deux, et avec l'idée que quelque part il en existe une troisième, occulte, qui les unit, c'est ça la crédulité.

L'incrédulité n'exclut pas la curiosité, elle la conforte. Me méfiant des chaînes d'idées, des idées j'aimais la polyphonie. Il suffit de ne pas y croire, et deux idées – l'une et l'autre fausses – peuvent s'entrechoquer, créant un bon intervalle ou un diabolus in musica. Je ne respectais pas les idées sur lesquelles d'autres pariaient leur vie, mais deux ou trois idées que je ne respectais pas pouvaient faire mélodie. Ou rythme, jazz si possible.

Plus tard, Lia devait me dire : « Tu vis de surfaces. Quand tu as l'air profond c'est parce que tu en encastres beaucoup, et que tu combines l'apparence d'un solide – un solide qui, à supposer qu'il fût solide, ne pourrait se tenir debout.

– Tu es en train de me dire que je suis superficiel ?

– Non, m'avait-elle répondu, ce que les autres appellent profondeur n'est qu'un hypercube, un cube tétradimensionnel. Tu entres d'un côté, tu sors de l'autre, et tu te trouves dans un univers qui ne peut pas coexister avec le tien. »

(Lia, je ne sais pas si je te reverrai, maintenant qu'Ils sont entrés par le mauvais côté et ont envahi ton univers, et par ma faute : je leur ai fait croire qu'il y avait des abîmes, comme Ils voulaient, par faiblesse.)

Qu'est-ce que je pensais vraiment, il y a quinze ans ? Conscient de ne pas croire, je me sentais coupable parmi ceux, si nombreux, qui croyaient. Puisque je sentais qu'ils étaient dans le vrai, je me suis décidé à croire, comme on prend une aspirine. Ça ne fait pas de mal, et on devient meilleur.

Je me suis trouvé au milieu de la Révolution, ou, du moins, de la plus étonnante simulation qu'on en ait jamais faite, cherchant une foi honorable. J'ai jugé honorable de participer aux assemblées et aux défilés, j'ai crié avec les autres « fascistes, bourgeois, encore quelques mois ! », je n'ai pas lancé des cubes de porphyre ou des billes de métal parce que j'ai toujours eu peur que les autres me fassent à moi ce que je leur faisais à eux, mais j'éprouvais une sorte d'excitation morale à fuir le long des rues du centre, quand la police chargeait. Je rentrais chez moi avec le sentiment d'avoir accompli un certain devoir. Dans les assemblées je n'arrivais pas à me passionner pour les opinions contrastées qui divisaient les différents groupes : je soupçonnais qu'il aurait suffi de trouver la bonne citation pour passer de l'un à l'autre. Je m'amusais à trouver les bonnes citations. Je modulais.

Comme il m'était arrivé parfois, dans les défilés, de me mettre à la queue sous une banderole ou une autre pour suivre une fille qui troublait mon imagination, j'en tirai la conclusion que pour beaucoup de mes camarades l'activité de militant politique était une expérience sexuelle – et le sexe était une passion. Pour ma part, je ne voulais avoir que de la curiosité. Il est vrai qu'au cours de mes lectures sur les Templiers, et à propos des atrocités variées qu'on leur avait attribuées, j'étais tombé sur l'affirmation de Carpocrate selon quoi, pour se libérer de la tyrannie des anges, seigneurs du cosmos, il faut perpétrer toutes sortes d'ignominies, en s'affranchissant des dettes contractées avec l'univers et avec son propre corps, et ce n'est qu'en commettant toutes les actions que l'âme peut se délier de ses passions et retrouver sa pureté originelle. Tandis que nous inventions le Plan, je découvris que de nombreux drogués du mystère, pour trouver l'illumination, suivent cette voie-là. Mais Aleister Crowley, qu'on a défini comme l'homme le plus pervers de tous les temps, et qui faisait donc tout ce qu'il pouvait faire avec des dévots des deux sexes, n'eut, selon ses biographes, que des femmes très laides (j'imagine que les hommes aussi, d'après ce qu'ils écrivaient, n'étaient pas mieux), et je garde le soupçon qu'il n'a jamais fait pleinement l'amour.

Cela doit dépendre d'un rapport entre la soif de pouvoir et l'impotentia coeundi. Marx m'était sympathique parce que j'étais sûr qu'avec sa Jenny il faisait l'amour dans la gaieté. On le sent à travers la respiration paisible de sa prose, et son humour. Une fois, par contre, dans les couloirs de l'université, j'ai dit qu'à force de coucher toujours avec la Krupskaïa on finissait par écrire un méchant livre comme Matérialisme et empiriocriticisme. J'ai manqué être tabassé à coups de barre de fer et ils dirent que j'étais un fasciste. C'est un grand flandrin qui le dit, avec des moustaches à la tartare. Je m'en souviens très bien, aujourd'hui il est complètement rasé et appartient à une communauté où on tresse des paniers.

J'évoque les humeurs de l'époque seulement pour retracer dans quel état d'esprit j'ai pris contact avec les éditions Garamond et sympathisé avec Jacopo Belbo. J'y suis arrivé comme quelqu'un qui affronte les discours sur la vérité pour se préparer à en corriger les épreuves. Je pensais que le problème fondamental, si on cite « Je suis celui qui est », était de décider où placer le signe de ponctuation, à l'intérieur ou à l'extérieur des guillemets ?

Raison pour quoi mon choix politique fut la philologie. L'université de Milan était, en ces années-là, exemplaire. Alors que dans tout le reste du pays on envahissait les amphithéâtres et assaillait les professeurs, leur demandant qu'ils ne parlent que de la science prolétaire, chez nous, sauf quelques incidents, était en vigueur un pacte constitutionnel, autrement dit un compromis territorial. La révolution installait ses garnisons dans la zone extérieure, le grand amphi et les grands couloirs, tandis que la Culture officielle s'était retirée, protégée et garantie, dans les couloirs intérieurs et aux étages supérieurs, et poursuivait son discours comme si de rien n'était.

Je pouvais ainsi passer la matinée en bas à discuter de la science prolétarienne et les après-midi en haut à pratiquer un savoir aristocratique. Je vivais à l'aise dans ces deux univers parallèles et je ne me sentais pas le moins du monde en contradiction. Je croyais moi aussi qu'une société d'égaux s'apprêtait à faire son entrée, mais je me disais que dans cette société, les trains devraient marcher (mieux qu'avant), par exemple, et les sans-culottes qui m'entouraient étaient bien loin d'apprendre à doser le charbon dans la chaudière, à actionner les aiguillages, à établir un horaire des chemins de fer. Il fallait bien que quelqu'un se tînt prêt pour les trains.

Non sans quelque remords, je me sentais comme un Staline qui rit dans ses moustaches et pense : « Faites, faites donc, pauvres bolcheviques, moi, pendant ce temps, j'étudie au séminaire de Tiflis et puis je me chargerai moi d'établir le plan quinquennal. »

Sans doute parce que je vivais le matin dans l'enthousiasme, l'après-midi j'identifiais le savoir avec la méfiance. Ainsi voulus-je étudier quelque chose qui me permît de dire ce qu'on pouvait affirmer en se fondant sur des documents, pour le distinguer de ce qui demeurait matière de foi.

Pour des raisons quasi fortuites, je m'agrégeai à un séminaire d'histoire médiévale et choisis une thèse sur le procès des Templiers. L'histoire des Templiers m'avait fasciné, dès l'instant où j'avais jeté un œil sur les premiers documents. A cette époque où on luttait contre le pouvoir, m'indignait généreusement l'histoire du procès, qu'il est indulgent de dire fondé sur des présomptions, au bout duquel on avait envoyé les Templiers au bûcher. Mais je ne fus pas long à découvrir que, depuis le temps où ils avaient été envoyés au bûcher, une foule de chasseurs de mystères avait cherché à les retrouver partout, et sans jamais produire la moindre preuve. Ce gaspillage visionnaire irritait mon incrédulité, et je décidai de ne pas perdre mon temps avec les chasseurs de mystères, et de m'en tenir strictement aux sources de l'époque. Les Templiers étaient un ordre de moines-chevaliers, qui existait en tant qu'il était reconnu par l'Eglise. Si l'Église avait dissous l'ordre, et l'avait fait il y a sept siècles de cela, les Templiers ne pouvaient plus exister, et s'ils existaient, ce n'étaient pas des Templiers. Ainsi avais-je mis en fiches au moins cent livres, mais à la fin je n'en lus qu'une trentaine.