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J'entrai en contact avec Jacopo Belbo justement à cause des Templiers, chez Pilade, quand je travaillais déjà à ma thèse, vers la fin de l'année 1972.

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Venu de la lumière et des dieux, me voici en exil, séparé d'eux.

Fragment de Turfa'n M7.

Le bar Pilade était à cette époque le port franc, la taverne galactique où les étrangers d'Ophiuchus, qui assiégeaient la Terre, se rencontraient sans friction avec les hommes de l'Empire qui patrouillaient dans les ceintures de van Allen. C'était un vieux bar au bord des Navigli, ces canaux séculaires qui encerclent Milan, avec son zinc, son billard, et les traminots et les artisans du quartier qui venaient au point du jour se jeter un petit blanc. Autour de 68, et dans les années suivantes, Pilade était devenu un Rick's Café où, à la même table, le militant du Mouvement pouvait jouer aux cartes avec le journaliste du quotidien patronal, qui allait se jeter un baby après bouclage du numéro, tandis que déjà les premiers camions partaient pour distribuer dans les kiosques les mensonges du système. Mais chez Pilade le journaliste aussi se sentait prolétaire exploité, producteur de plus-value enchaîné au débit idéologique, et les étudiants l'absolvaient.

Entre onze heures du soir et deux heures du matin, passaient le fonctionnaire d'édition, l'architecte, le chroniqueur des faits divers qui guignait la page culturelle, les peintres de l'académie de Brera, quelques écrivains plutôt médiocres, et des étudiants comme moi.

Un minimum d'excitation alcoolique était de rigueur et le vieux Pilade, gardant ses jéroboams de blanc pour les traminots et les clients les plus aristocratiques, avait remplacé le soda et l'amer Ramazzotti par une petite moustille AOC, pour les intellectuels démocrates, et du Johnnie Walker pour les révolutionnaires. Je pourrais écrire l'histoire politique de ces années-là en enregistrant les temps et les manières dont l'on passa graduellement de l'étiquette rouge au Ballantine de douze ans d'âge et enfin au malt.

Avec l'arrivée du nouveau public, Pilade avait laissé tomber le vieux billard, où peintres et traminots se lançaient des défis à coups de boules, mais il avait installé aussi un flipper.

Une bille durait très peu avec moi et au début je croyais que c'était par distraction, ou par insuffisante agilité manuelle. Et puis j'ai compris la vérité des années après, en voyant jouer Lorenza Pellegrini. D'abord, je ne l'avais pas remarquée, mais je l'ai azimutée un soir en suivant le regard de Belbo.

Belbo avait une façon d'être au bar comme s'il se trouvait là de passage (il y était chez lui depuis au moins dix ans). Il intervenait souvent dans les conversations, au zinc ou à une table, mais presque toujours pour lancer une boutade qui gelait les enthousiasmes, quel que fût le sujet de la discussion. Il les gelait aussi par une autre technique, en posant une question. Quelqu'un racontait un fait, entraînant à fond la compagnie, et Belbo regardait l'interlocuteur de ses yeux glauques, toujours un peu distraits, tenant son verre à la hauteur de sa hanche, comme s'il avait depuis longtemps oublié de boire, et il demandait : « Mais vraiment, c'est arrivé comme ça ? » Ou bien : « Mais, sans plaisanter, il a dit ça ? » Je ne sais ce qui se passait alors, mais chacun se prenait à douter de l'histoire, y compris le conteur. Ce devait être sa cadence piémontaise qui rendait interrogatives ses affirmations, et moqueuses ses interrogations. Chez Belbo, cette façon de parler sans trop regarder l'interlocuteur dans les yeux, sans pour autant le fuir du regard, trahissait le Piémontais. Le regard de Belbo n'éludait pas le dialogue. Se déplaçant simplement, fixant à l'improviste des convergences de parallèles à quoi vous n'aviez pas prêté attention, en un point imprécis de l'espace, il vous donnait la sensation que, jusqu'alors, vous aviez fixé, obtus, l'unique point insignifiant.

Mais ce n'était pas rien que son regard. D'un geste, d'une seule interjection, Belbo avait le pouvoir de vous placer ailleurs. En somme, supposons que vous vous escrimiez pour démontrer que Kant avait réellement accompli la révolution copernicienne de la philosophie moderne, et que vous jouiez votre destin sur cette affirmation. Belbo, assis devant vous, pouvait tout à coup se regarder les mains, ou fixer son genou, ou entrefermer les paupières en ébauchant un sourire étrusque, ou rester quelques secondes bouche ouverte, les yeux au plafond, et puis, avec un léger balbutiement : « Certes, certes ce Kant... » Ou bien, s'il s'engageait plus explicitement dans un attentat au système entier de l'idéalisme transcendantal : « Euh! Au fond aura-t-il vraiment voulu foutre un tel bordel... » Puis il vous observait avec sollicitude, comme si vous, et non lui, aviez rompu le charme, et il vous encourageait : « Mais dites, dites Car derrière tout ça, certes, il y a... il y a quelque chose qui... L'homme avait du talent. »

Parfois, quand il était au comble de l'indignation, il réagissait avec inconvenance. Et comme la seule chose qui pût l'indigner c'était l'inconvenance d'autrui, en retour son inconvenance était tout intérieure, et régionale. Il serrait les lèvres, levait d'abord les yeux au ciel, puis baissait lentement son regard, et la tête, et il disait à mi-voix : « Mais gavte la nata. » Pour qui ne connaîtrait pas cette expression piémontaise, quelquefois il expliquait : « Mais gavte la nata, ôte ton bouchon. On le dit de qui est enflé de soi-même. On suppose qu'il tient dans cette condition à la posture anormale grâce à la pression d'un bouchon enfoncé dans le derrière. S'il se l'enlève, pffffiiisk, il revient à son humaine condition. »

Ces interventions avaient la propriété de vous faire percevoir la vanité du tout, et j'en étais fasciné. Mais j'en tirais une leçon erronée, car je les choisissais comme modèle de suprême mépris pour la banalité des vérités d'autrui.

A présent seulement, après que j'ai violé, avec les secrets d'Aboulafia, l'âme de Belbo, je sais que ce qui me semblait à moi désenchantement, et que j'érigeais en principe de vie, était pour lui une forme de la mélancolie. Son libertinisme intellectuel déprimé cachait une soif désespérée d'absolu. Difficile de le comprendre à première vue, parce que Belbo compensait les moments de fuite, hésitation, détachement, par des moments de conversation affable et détendue où il s'amusait à produire des alternatives absolues, avec hilare mécréance. C'était l'époque où il construisait avec Diotallevi des manuels de l'impossible, des mondes à l'envers, des tératologies bibliographiques. Et de le voir ainsi, d'une loquacité si enthousiaste dans la construction de sa Sorbonne rabelaisienne, empêchait de comprendre combien le tourmentait son exil de la faculté de théologie, la vraie.

Je le compris après en avoir effacé moi-même l'adresse, tandis que lui l'avait perdue, et ne s'en consolait pas.

Dans les files d'Aboulafia j'ai trouvé quantité de pages d'un pseudo-journal intime que Belbo avait confié au secret des disquettes, sûr ainsi de ne pas trahir sa vocation, tant de fois réitérée, de simple spectateur du monde. Certaines portent une date reculée, où il avait évidemment transcrit d'anciennes notes, par nostalgie, ou bien parce qu'il pensait les recycler d'une manière ou d'une autre. D'autres appartiennent à ces dernières années, depuis l'époque où il avait eu Abou entre les mains. Il écrivait par jeu mécanique, pour réfléchir en solitaire sur ses propres erreurs, il s'imaginait ne pas « créer » parce que la création, même si elle produit l'erreur, se donne toujours pour l'amour de quelqu'un qui n'est pas nous. Mais Belbo, sans s'en apercevoir, était en train de passer de l'autre côté de la sphère. Il créait, et il eût mieux valu qu'il ne l'ait jamais fait : son enthousiasme pour le Plan est né de ce besoin d'écrire un Livre, fût-il seulement, exclusivement, férocement fait d'erreurs intentionnelles. Tant que vous vous contractez dans votre vide, vous pouvez encore penser être en contact avec l'Un, mais dès que vous patrouillez de la glaise, fût-elle électronique, vous voilà déjà devenu un démiurge, et qui s'engage à faire un monde s'est déjà compromis avec l'erreur et avec le mal.