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FILENAME : TROIS FEMMES AUTOUR DU CŒUR...

C'est comme ça : toutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizons – avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie...

Tu vises haut, Belbo. Premier amour, la Très Sainte Vierge. Maman qui chante en me tenant dans son giron comme si elle me berçait quand désormais je n'ai plus besoin de berceuses mais je demandais qu'elle chantât parce que j'aimais sa voix et le parfum de lavande de son sein : « Ô ma Reine de l'Empyrée – toute pure, toute belle – toi épouse, servante, pucelle – toi la mère du Rédempteur. »

Normal : la première femme de ma vie ne fut pas mienne – comme du reste elle ne fut à personne, par définition. Je suis tombé tout de suite amoureux de l'unique femme capable de faire tout sans moi.

Puis Marilena (Marylena ? Mary Lena ?). Décrire lyriquement le crépuscule, les cheveux d'or, le grand nœud bleu, moi dressé le nez en l'air devant le banc, elle qui marche en équilibre sur le rebord du dossier, les bras ouverts pour faire balancier à ses oscillations (délicieuses extra-systoles), la jupe qui volette, légère, autour de ses cuisses roses. Tout en haut, impossible à atteindre.

Esquisse : le soir même ma mère qui est en train de saupoudrer de talc les chairs roses de ma sœur, moi qui demande quand lui sortira enfin son robinet, ma mère qui révèle que le robinet ne sort pas aux filles, qui restent comme ça. Moi tout à coup je revois Mary Lena, et le blanc de ses culottes qu'on apercevait sous la jupe bleue qui flottait, et je comprends qu'elle est blonde et altière et inaccessible parce qu'elle est différente. Aucun rapport possible, elle appartient à une autre race.

Troisième femme aussitôt perdue dans l'abîme où elle sombre. Elle vient de mourir dans le sommeil, pâle Ophélie au milieu des fleurs de son cercueil virginal, tandis que le prêtre récite les prières des défunts, soudain elle se dresse droite sur le catafalque, l'air renfrogné, blanche, vengeresse, le doigt tendu, la voix caverneuse : « Père, ne priez pas pour moi. Cette nuit, avant de m'endormir, j'ai conçu une pensée impure, la seule de ma vie, et maintenant je suis damnée. » Retrouver le livre de la première communion. Il y avait l'illustration ou j'ai tout fait tout seul? Certes, elle était morte en pensant à moi, la pensée impure c'était moi qui désirais Mary Lena intouchable parce que d'une autre espèce, d'un autre destin. Je suis coupable de sa damnation, je suis coupable de la damnation de quiconque se damne, juste que je n'aie pas eu les trois femmes : c'est la punition pour les avoir voulues.

Je perds la première car elle est au paradis, la deuxième car elle envie au purgatoire le pénis qu'elle n'aura jamais, et la troisième parce qu'en enfer. Théologiquement parfait. Déjà écrit.

Mais il y a l'histoire de Cecilia et Cecilia est sur la terre. Je pensais à elle avant de m'endormir, je montais sur la colline pour aller chercher le lait à la ferme et, tandis que les partisans tiraient de la colline d'en face sur le poste de contrôle, je me voyais accourir pour la sauver, la libérant d'une nuée de brigands noirs qui la poursuivaient, la mitraillette brandie... Plus blonde que Mary Lena, plus inquiétante que la jeune fille du sarcophage, plus pure et servante que la vierge. Cecilia vivante et inaccessible, il suffisait d'un rien et j'aurais pu même lui parler, j'avais la certitude qu'elle pouvait aimer quelqu'un de ma race, c'est si vrai qu'elle l'aimait, il s'appelait Papi, avait des cheveux blonds hirsutes sur un crâne minuscule, un an de plus que moi, et un saxophone. Et moi pas même une trompette. Je ne les avais jamais vus ensemble, mais tous à l'oratoire chuchotaient entre coups de coude et petits rires qu'ils faisaient l'amour. Ils mentaient sûrement, ces petits paysans lascifs comme des chèvres. Ils voulaient me faire comprendre qu'elle (reine, servante, épouse, pucelle) était tellement accessible que quelqu'un y avait eu accès. En tout cas – quatrième cas – moi hors jeu.

On écrit un roman sur une histoire de ce genre ? Peut-être devrais-je l'écrire sur les femmes qui fuient parce que je n'ai pas pu les avoir. Ou j'aurais pu. Les avoir. Ou c'est la même histoire.

Bref, quand on ne sait même pas de quelle histoire il s'agit, mieux vaut corriger les livres de philosophie.

– 9 –

Dans la main droite, elle serrait une trompette d'or.

Johann Valentin ANDREAE, Die Chymische Hochzeit des Christian Rosencreutz, Strassburg, Zetezner, 1616, 1.

Je trouve dans ce file la mention d'une trompette. Avant-hier, dans le périscope, je ne savais pas encore combien c'était important. Je n'avais qu'une référence, fort pâle et marginale.

Au cours des longs après-midi aux éditions Garamond, Belbo, accablé par un manuscrit, levait parfois les yeux des feuillets et cherchait à me distraire moi aussi, qui pouvais être en train de mettre en page sur la table d'en face de vieilles gravures de l'Exposition universelle, et il se laissait aller à quelque nouvelle évocation – prenant soin de faire tomber le rideau, à peine il soupçonnait que je le prenais trop au sérieux. Il évoquait son propre passé, mais seulement à titre d'exemplum, pour châtier une vanité quelconque. « Je me demande vers quelle fin nous allons, avait-il dit un jour.

– Vous parlez du déclin de l'Occident ?

– Il décline ? Après tout c'est son métier, qu'en dites-vous ? Non, je parlais de ces gens qui écrivent. Troisième manuscrit en une semaine, un sur le droit byzantin, un sur le Finis Austriae et le troisième sur les sonnets de Baffo. Ce sont des choses bien différentes, ne dirait-on pas ?

– On dirait.

– Bien, l'auriez-vous dit que dans tous les trois apparaissent à un certain point le Désir et l'Objet d'Amour ? C'est une mode. Je le comprends encore pour Baffo l'érotique, mais le droit byzantin...

– Jetez donc au panier.

– Mais non, ce sont des travaux déjà complètement financés par le CNR, et puis ils ne sont pas mal. Tout au plus j'appelle ces trois-là et je leur demande s'ils peuvent faire sauter ces lignes. Ils ont l'air malin eux aussi.

– Et quel peut être l'objet d'amour dans le droit byzantin ?

– Oh, il y a toujours moyen de le faire entrer. Naturellement si dans le droit byzantin il y avait un objet d'amour, ce n'est pas celui que dit le type. Ce n'est jamais celui-là.

– Celui-là lequel ?

– Celui qu'on croit. Une fois, je devais avoir cinq ou six ans, j'ai rêvé que j'avais une trompette. Dorée. Vous savez, un de ces rêves où l'on sent couler le miel dans ses veines, une sorte de pollution nocturne, comme peut en avoir un impubère. Je ne crois pas avoir jamais été aussi heureux que dans ce rêve. Jamais plus. Au réveil, naturellement je me suis aperçu qu'il n'y avait pas de trompette et je me suis mis à pleurer comme un veau. J'ai pleuré toute la journée. Vrai, ce monde de l'avant-guerre, ce devait être en 38, était un monde pauvre. Aujourd'hui, si j'avais un fils et que je le voyais aussi désespéré je lui dirais allons, je t'achète une trompette – il s'agissait d'un jouet, il ne devait pas coûter une fortune. Ça n'a même pas effleuré l'esprit de mes parents. Dépenser, à l'époque, était une chose sérieuse. Et c'était une chose sérieuse que d'éduquer les gamins à ne pas avoir tout ce qu'on veut. Je n'aime pas la soupe au chou, disais-je – et c'était vrai, mon Dieu, les choux dans la soupe me dégoûtaient. Ils ne disaient pas d'accord, pensez-vous, pour aujourd'hui tu sautes la soupe et tu ne prends que le plat de résistance (nous n'étions pas pauvres, nous avions entrée, plat principal et fruit). Nenni monsieur, on mange ce qu'il y a sur la table. Comme solution de compromis, grand-mère se mettait plutôt à enlever les petits choux de mon assiette, un par un, vermisseau par vermisseau, bavochure par bavochure, et il me fallait alors manger la soupe épurée, plus dégueulasse qu'avant, et c'était déjà une concession que mon père désapprouvait.