– Mais la trompette ? »
Il m'avait regardé, hésitant : « Pourquoi la trompette vous intéresse-t-elle tant ?
– Moi, non. C'est vous qui m'avez parlé de trompette à propos de l'objet d'amour qui à la fin n'est pas le bon...
– La trompette... Ce soir-là devaient arriver mon oncle et ma tante de ***, ils n'avaient pas d'enfant et j'étais leur neveu préféré. Ils me voient pleurer sur ce fantôme de trompette et disent qu'ils vont tout arranger, eux, le lendemain nous irions au Monoprix où il y avait tout un présentoir de jouets, une merveille, et j'y trouverais la trompette que je voulais. J'ai passé la nuit sans dormir, et j'ai piaffé toute la matinée suivante. L'après-midi nous allons au Monoprix, et il y avait au moins trois types de trompettes, ce devaient être des bricoles en fer-blanc mais qui à moi me semblaient des cuivres dignes d'une fosse d'orchestre. Il y avait un cornet militaire, un trombone à coulisse et une pseudo-trompette, parce qu'elle avait une embouchure et qu'elle était en or tout en étant munie des touches du saxophone. Je ne savais laquelle choisir et j'y ai mis peut-être trop de temps. Je les voulais toutes et j'ai donné l'impression de n'en vouloir aucune. Pendant ce temps je crois que mon oncle et ma tante avaient regardé les étiquettes des prix. Ils n'étaient pas radins, mais j'ai eu l'impression qu'ils trouvaient moins chère une clarinette en bakélite, toute noire, avec des clefs en argent. " Tu n'aimerais pas plutôt celle-ci ? " m'ont-ils demandé. Je l'ai essayée, elle bêlait de manière raisonnable, je faisais tout pour me convaincre qu'elle était très belle, mais en vérité je me prenais à penser que si mon oncle et ma tante voulaient que je choisisse la clarinette, c'était parce qu'elle coûtait moins cher, la trompette devait valoir les yeux de la tête et je ne pouvais pas leur imposer ce sacrifice. On m'avait toujours appris que quand on t'offre une chose qui te plaît tu dois aussitôt dire non merci, et pas qu'une fois, ne pas dire non merci et tendre tout de suite la main, mais attendre que le donateur insiste, qu'il dise je t'en prie. Alors seulement l'enfant bien élevé cède. Ainsi j'ai dit que je ne savais pas si je voulais la trompette, que peut-être la clarinette serait aussi bien, si eux préféraient. Et je les observais par en dessous, espérant qu'ils insisteraient. Ils n'ont pas insisté, Dieu ait leur âme. Ils furent très heureux de m'acheter la clarinette, vu – dirent-ils – que je la préférais. Il était trop tard pour revenir en arrière. J'ai eu ma clarinette. »
Il m'avait regardé avec soupçon : « Vous voulez savoir si j'ai encore rêvé à la trompette ?
– Non, dis-je, je veux savoir quel était l'objet d'amour.
– Ah, dit-il en se remettant à feuilleter le manuscrit, voyez-vous, vous aussi vous êtes obsédé par cet objet d'amour. Ces histoires on peut les manipuler comme on veut. Ma foi... Et si en fin de compte j'avais eu ma trompette? Aurais-je été vraiment heureux? Qu'en dites-vous, Casaubon ?
– Vous auriez sans doute rêvé à la clarinette.
– Non, avait-il conclu d'un ton sec. La clarinette, je l'ai seulement eue. Je ne crois pas en avoir jamais touché les clefs.
– Les clefs du songe ou les clefs du son ?
– Du son », dit-il en scandant les mots et, je ne sais pourquoi, j'eus l'impression d'être un petit plaisantin.
– 10 –
Et enfin on n'infère kabbalistiquement rien d'autre de vinum que VIS NUMerorum, et de ces nombres dépend cette Magie.
Cesare DELLA RIVIERA, Il Mondo Magico degli Eroi, Mantova, Osanna, 1603, pp. 65-66.
Mais je parlais de ma première rencontre avec Belbo. Nous nous connaissions de vue, deux ou trois boutades échangées chez Pilade, je ne savais pas grand-chose de lui, sauf qu'il travaillait chez Garamond, et des livres Garamond j'en avais eu quelques-uns entre les mains à l'université. Petit éditeur, mais sérieux. Un jeune homme qui va mettre un point final à sa thèse est toujours attiré par quelqu'un qui travaille pour une maison d'édition culturelle.
« Et vous, qu'est-ce que vous faites ? » m'avait-il demandé un soir que nous nous étions tous les deux appuyés à l'extrême bout du comptoir de zinc, pressés par la foule des grandes occasions. C'était l'époque où tout le monde se tutoyait, les étudiants disaient tu aux professeurs et les professeurs aux étudiants. Sans parler de la population de Pilade : « Paie-moi à boire », disait l'étudiant en duffle-coat au rédacteur en chef du grand quotidien. On avait l'impression de se trouver à Saint-Pétersbourg aux temps du jeune Sklovski. Tous des Maïakovski et pas un Jivago. Belbo ne se dérobait pas au tu généralisé, mais il était évident qu'il en faisait un usage comminatoire, par mépris. Il tutoyait pour montrer qu'il répondait à la vulgarité par la vulgarité, mais qu'il existait un abîme entre traiter en familier et être un familier. Je le vis tutoyer avec affection, ou avec passion, peu de fois et peu de personnes, Diotallevi, quelques femmes. S'il estimait quelqu'un, sans le connaître depuis longtemps, il le vouvoyait. C'est ce qu'il fit avec moi pendant tout le temps que nous travaillâmes ensemble, et j'appréciai le privilège.
« Et vous, qu'est-ce que vous faites ? m'avait-il demandé avec, je le sais maintenant, sympathie.
– Dans la vie ou au théâtre ? dis-je en faisant allusion au plateau Pilade.
– Dans la vie.
– Je fais des études.
– Vous faites l'université ou des études ?
– Vous ne le croirez pas mais les deux choses ne se contredisent pas. Je suis en train d'achever une thèse sur les Templiers.
– Oh, la sale affaire, dit-il. N'est-ce pas une histoire pour fous ?
– J'étudie les vrais. Les documents du procès. Mais vous, que savez-vous sur les Templiers ?
– Moi je travaille dans une maison d'édition et dans une maison d'édition convergent sages et fous. Le métier du conseiller éditorial est de reconnaître d'un coup d'oeil les fous. Quand quelqu'un remet les Templiers sur le tapis, c'est presque toujours un fou.
– Ne m'en parlez pas. Leur nom est légion. Mais les fous ne parleront tout de même pas tous des Templiers. Les autres comment les reconnaissez-vous ?
– Le métier. Je vais vous expliquer, vous qui êtes jeune. A propos, quel est votre nom ?
– Casaubon.
– N'était-ce pas un personnage de Middlemarch ?
– Je l'ignore. En tout cas c'était aussi un philologue de la Renaissance, je crois. Mais nous ne sommes pas parents.
– Ce sera pour une autre fois. Vous remettez ça ? Deux autres, Pilade, merci. Donc. Au monde il y a les crétins, les imbéciles, les stupides et les fous.