Si j'étais resté encore un peu sous son treillis, ses grandes serres se seraient resserrées, se seraient incurvées ainsi que des crocs, m'auraient sucé, et puis l'animal aurait repris sa position sournoise de taille-crayon criminel et sinistre.
Un autre avion : celui-ci n'arrivait pas de nulle part, c'est elle qui l'avait engendré entre l'une et l'autre de ses vertèbres de mastodonte décharné. Je la regardais, elle n'en finissait plus, comme le projet pour lequel elle était née. Si j'étais resté sans être dévoré, j'aurais pu suivre ses déplacements, ses révolutions lentes, sa manière infinitésimale de se décomposer et recomposer sous la brise froide des courants, sans doute les Seigneurs du Monde la savaient-ils interpréter comme un tracé géomantique, dans ses imperceptibles métamorphoses ils auraient lu des signaux décisifs, des mandats inavouables. La Tour tournait au-dessus de ma tête, tournevis du Pôle Mystique. Ou bien non, elle était immobile tel un axe magnétique, et faisait pivoter la voûte céleste. Le vertige était le même.
Comme elle se défend bien la Tour, me disais-je, de loin elle lance des oeillades affectueuses, mais si vous approchez, si vous cherchez à pénétrer son mystère, elle vous tue, vous gèle les os, rien qu'en affichant l'effroi insensé dont elle est faite. A présent, je sais que Belbo est mort et que le Plan est vrai, parce que vraie est la Tour. Si je ne parviens pas à fuir, à fuir encore une fois, je ne pourrai le dire à personne. Il faut donner l'alarme.
Un bruit. Halte, on revient à la réalité. Un taxi qui avançait à toute allure. D'un bond, je réussis à me soustraire a la ceinture magique, je fis de larges signes, je courus le risque de me faire renverser car le taxi ne freina qu'à la dernière seconde, comme s'il s'arrêtait de mauvaise grâce – pendant le trajet, il me dirait que, lui aussi, quand il passe dessous, la nuit, il a peur de la Tour, et il accélère. « Pourquoi? » lui avais-je demandé. « Parce que... parce que ça fait peur, c'est tout. »
Je fus vite rendu à mon hôtel. Je dus sonner longtemps pour réveiller un portier tombant de sommeil. Je me suis dit: il faut que tu dormes, à présent. Le reste, à demain. Je pris quelques cachets, en quantité suffisante pour m'empoisonner. Ensuite, je ne me souviens pas.
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La folie possède un pavillon énorme qui de tout lieu donne asile aux hommes surtout s'ils possèdent or et pouvoir en somme.
Sebastian BRANT, Das Narrenschiff, 46.
Je m'étais réveillé à deux heures de l'après-midi, abasourdi et catatonique. Je me rappelais exactement tout, mais je n'avais aucune garantie que ce que je me rappelais fût vrai. D'abord, j'avais pensé courir en bas dans la rue pour acheter les journaux, puis je m'étais dit que dans tous les cas, quand bien même une compagnie de spahis eût pénétré dans le Conservatoire sitôt après l'événement, on n'aurait pas eu assez de temps pour faire sortir la nouvelle dans les journaux du matin.
Et puis Paris, ce jour-là, avait d'autres chats à fouetter. Le portier me l'avait dit tout de go, à peine j'étais descendu prendre un café. La ville se trouvait en ébullition, beaucoup de stations de métro avaient été fermées, dans certains endroits la police chargeait, les étudiants étaient trop nombreux et décidément ils exagéraient.
J'avais trouvé le numéro du docteur Wagner dans le Bottin. J'avais même essayé de téléphoner, mais il était évident que le dimanche il n'était pas à son cabinet. Quoi qu'il en fût, je devais aller vérifier au Conservatoire. Je me souvenais qu'il était ouvert le dimanche après-midi aussi.
Le Quartier latin était agité. Des groupes vociférants passaient avec des drapeaux. Dans l'île de la Cité, j'avais vu un barrage de police. Au loin, on entendait des explosions. Ça devait être comme ça en 68. A la hauteur de la Sainte-Chapelle il y avait eu des remous, je sentais une odeur de gaz lacrymogène. J'avais entendu une sorte de charge, je ne savais pas si c'étaient les étudiants ou les flics, les gens couraient autour de moi, nous nous étions réfugiés derrière une grille, un cordon de policiers devant nous, tandis que le chambardement avait lieu dans la rue. Quelle honte, moi désormais en compagnie des bourgeois sur le retour, à attendre que la révolution se calmât.
Puis j'avais eu la voie libre en prenant des rues secondaires autour des anciennes Halles, et j'étais tombé sur la rue Saint-Martin. Le Conservatoire était ouvert, avec sa cour blanche, la plaque sur la façade: « Le Conservatoire des arts et métiers institué par décret de la Convention du 19 vendémiaire an III... dans les bâtiments de l'ancien prieuré de Saint-Martin-des-Champs fondé au XIe siècle. » Tout en ordre, avec une petite foule dominicale insensible à la kermesse estudiantine.
J'étais entré – gratuit le dimanche – et chaque chose était comme l'après-midi précédent à cinq heures. Les gardiens, les visiteurs, le Pendule à sa place habituelle... Je cherchais les traces de tout ce qui s'était passé, si cela s'était passé, quelqu'un avait fait un consciencieux nettoyage. Si cela s'était passé.
Je ne me souviens pas comment s'est déroulé pour moi le reste de l'après-midi. Je ne me rappelle même pas ce que j'ai vu en flânant dans les rues, contraint de temps à autre à m'esquiver pour éviter le remue-ménage. j'ai appelé Milan, histoire d'essayer. Par superstition, j'ai composé le numéro de Belbo. Puis celui de Lorenza. Puis les éditions Garamond, qui ne pouvaient être que fermées. Et pourtant, si cette nuit est encore aujourd'hui, tout est arrivé hier. Mais depuis avant-hier jusqu'à cette nuit il est passé une éternité.
Vers le soir, je me suis aperçu que j'étais à jeun. Je voulais de la tranquillité, et quelque faste. Près du Forum des Halles, je suis entré dans un restaurant qui me promettait du poisson. Et même trop. Ma table juste devant un aquarium. Un univers assez irréel pour me replonger dans un climat de soupçon absolu. Rien n'est le fait du hasard. Ce poisson a l'air d'un hésychaste asthmatique qui perd la foi et accuse Dieu d'avoir réduit le sens de l'univers. Sabaoth Sabaoth, comment arrives-tu à être assez malin pour me faire croire que tu n'existes pas? Ainsi qu'une gangrène, la chair s'étend sur le monde... Cet autre ressemble à Minnie, il bat de ses longs cils et fait la boubouche en cœur. Minnie est la fiancée de Mickey. Je mange une salade folle avec un haddock moelleux comme des chairs d'enfants. Avec du miel et du poivre. Les pauliciens sont ici. Celui-là plane au milieu des coraux tel l'aéroplane de Breguet – longs battements d'ailes de lépidoptère, cent contre un qu'il a remarqué son fœtus d'homunculus abandonné sur le fond d'un athanor désormais percé, jeté au milieu des ordures, devant la maison de Flamel. Et puis un poisson templier, tout loriqué de noir, il cherche Noffo Dei. Il effleure l'hésychaste asthmatique, qui navigue, absorbé et courroucé, vers l'indicible. Je tourne la tête, là-bas au bout de la rue j'aperçois l'enseigne d'un autre restaurant, CHEZ R... Rose-Croix? Reuchlin? Rosispergius ? Račkovskijragotzitzarogi ? Signatures, signatures..
Voyons, l'unique façon de mettre le diable dans l'embarras, c'est de lui faire croire que tu n'y crois pas. Il n'y a pas à chercher midi à quatorze heures sur la course nocturne à travers Paris, et sur la vision de la Tour. Sortir du Conservatoire, après qu'on a vu ou cru voir ce qu'on a vu, et vivre la ville comme un cauchemar, c'est normal. Mais qu'est-ce que j'ai vu au Conservatoire?
Il fallait absolument que je parle avec le docteur Wagner. Je ne sais pas pourquoi je m'étais mis en tête que c'était la panacée, mais c'était ainsi. Thérapie de la parole.