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– Il ne va pas rester grand-chose !

– Si, nous deux, par exemple. Ou au moins, sans vouloir offenser, moi. Mais en somme, quiconque, à y regarder de près, participe de l'une de ces catégories. Chacun de nous de temps à autre est crétin, imbécile, stupide ou fou. Disons que la personne normale est celle qui mêle en une mesure raisonnable toutes ces composantes, ces types idéaux.

– Idealtypen.

– Bravo ! Vous savez aussi l'allemand ?

– Je le baragouine pour les bibliographies.

– De mon temps, qui savait l'allemand ne passait plus sa licence. Il passait sa vie à savoir l'allemand. Je crois que c'est ce qui arrive avec le chinois aujourd'hui.

– Moi je ne le sais pas suffisamment, comme ça je passe licence et maîtrise. Mais revenez à votre typologie. Le génie, c'est quoi, Einstein, par exemple ?

– Le génie, c'est celui qui fait jouer une composante de façon vertigineuse, en la nourrissant avec les autres composantes. » Il but. Il dit : « Bonsoir bellissima. Tu as encore fait une tentative de suicide ?

– Non, répondit la passante, à présent je suis dans un collectif.

– Parfait », lui dit Belbo. Il revint à moi : « On peut organiser aussi des suicides collectifs, qu'en pensez-vous ?

– Mais les fous ?

– J'espère que vous n'avez pas pris ma théorie pour de l'argent comptant. Je ne suis pas en train de mettre l'univers en ordre. Je m'explique sur ce qu'est un fou pour une maison d'édition. La théorie est ad hoc, d'accord ?

– D'accord. A présent c'est moi qui paie.

– D'accord. Pilade, s'il vous plaît moins de glace. Sinon elle ne va pas tarder à se mettre de la partie. Alors. Le crétin ne parle même pas, il bave, il est spastique. Il plante son sorbet sur son front, par manque de coordination. Il prend la porte-tambour en sens contraire.

– Comment fait-il ?

– Lui il y arrive. Raison pour quoi il est crétin. Il ne nous intéresse pas, vous le reconnaissez tout de suite, et il ne vient pas dans les maisons d'édition. Laissons-le à son sort.

– Laissons-le.

– Être imbécile est plus complexe. C'est un comportement social. L'imbécile est celui qui parle toujours hors de son verre.

– Dans quel sens ?

– Comme ça. » Il pointa l'index à pic hors de son verre, indiquant le comptoir. « Lui il veut parler de ce qu'il y a dans son verre, mais sans savoir comment ni pourquoi, il parle en dehors. Si vous voulez, en termes communs, c'est celui qui fait des gaffes, qui demande des nouvelles de sa charmante épouse au type que sa femme vient de larguer. Je rends l'Idée ?

– Vous la rendez. J'en connais.

– L'imbécile est fort demandé, surtout dans les occasions mondaines. Il met tout le monde dans l'embarras, mais ensuite il offre matière à commentaires. Dans sa forme positive, il devient diplomate. Il parle hors de son verre quand ce sont les autres qui ont fait une gaffe, il fait dévier les propos. Mais il ne nous intéresse pas, il n'est jamais créatif, c'est du rapporté, il ne vient donc pas offrir de manuscrits dans les maisons d'édition. L'imbécile ne dit pas que le chat aboie, il parle du chat quand les autres parlent du chien. Il se mêle les pinceaux dans les règles de la conversation et quand il se les mêle bien il est sublime. Je crois que c'est une race en voie d'extinction, c'est un porteur de vertus éminemment bourgeoises. Il faut un salon Verdurin, ou carrément une famille Guermantes. Vous lisez encore ces choses-là, les étudiants ?

– Moi oui.

– L'imbécile, c'est Mac-Mahon qui passe en revue ses officiers et en voit un, couvert de décorations, de la Martinique. " Vous êtes nègre ? " lui demande-t-il. Et l'autre : " Oui mon général ! " Et Mac-Mahon : " Bravo, bravo, continuez ! " Et ainsi de suite. Vous me suivez ? Excusez-moi mais ce soir je fête une décision historique de ma vie. J'ai arrêté de boire. Un autre ? Ne répondez pas, vous me faites sentir coupable. Pilade !

– Et le stupide ?

– Ah. Le stupide ne se trompe pas dans son comportement. Il se trompe dans son raisonnement. C'est celui qui dit que tous les chiens sont des animaux domestiques et que tous les chiens aboient, mais que les chats aussi sont des animaux domestiques et donc qu'ils aboient. Ou encore, que tous les Athéniens sont mortels, tous les habitants du Pirée sont mortels, et donc tous les habitants du Pirée sont athéniens.

– Ce qui est vrai.

– Oui, mais par hasard. Le stupide peut même dire une chose juste, mais pour des raisons erronées.

– On peut dire des choses erronées, il suffit que les raisons soient justes.

– Parbleu. Autrement pourquoi tant peiner pour être des animaux rationnels ?

– Tous les grands singes anthropomorphes descendent de formes de vie inférieures, les hommes descendent de formes de vie inférieures, donc tous les hommes sont de grands singes anthropomorphes.

– Pas si mal. Nous sommes déjà sur le seuil où vous soupçonnez que quelque chose ne cadre pas, mais il faut un certain travail pour démontrer quoi et pourquoi. Le stupide est des plus insidieux. L'imbécile, on le reconnaît tout de suite (sans parler du crétin), tandis que le stupide raisonne presque comme vous et moi, sauf un écart infinitésimal. C'est un maître ès paralogismes. Il n'y a pas de salut pour le conseiller éditorial, il devrait y passer une éternité. On publie beaucoup de livres de stupides parce que, de prime abord, ils nous convainquent. Le lecteur d'une maison d'édition n'est pas tenu de reconnaître le stupide. L'Académie des sciences ne le fait pas, pourquoi l'édition devrait-elle le faire ?

– La philosophie ne le fait pas. L'argument ontologique de saint Anselme est stupide. Dieu doit exister parce que je peux le penser comme l'être qui a toutes les perfections, y compris l'existence. Il confond l'existence dans la pensée et l'existence dans la réalité.

– Oui, mais la réfutation de Gaunilon est stupide elle aussi. Je peux penser à une île dans la mer même si cette île n'existe pas. Il confond la pensée du contingent et la pensée du nécessaire.

– Une lutte entre stupides.

– Certes, et Dieu s'amuse comme un fou. Il s'est voulu impensable rien que pour démontrer qu'Anselme et Gaunilon étaient stupides. Quel but sublime pour la création, que dis-je, pour l'acte même en vertu duquel Dieu se veut. Tout finalisé pour la dénonciation de la stupidité cosmique.

– Nous sommes entourés de stupides.

– Pas d'issue. Tout le monde est stupide, sauf vous et moi. Mieux encore, sans vouloir offenser, sauf vous.

– J'ai dans l'idée que la preuve de Gôdel a quelque chose à voir là-dedans.

– Je ne sais pas, je suis crétin. Pilade !

– Mais c'est ma tournée.

– On partagera après. Épiménide, crétois, dit que tous les Crétois sont menteurs. S'il le dit, lui qui est crétois et connaît bien les Crétois, c'est vrai.

– C'est stupide.

– Saint Paul. Lettre à Titus. Et maintenant ceci : tous ceux qui pensent qu'Épiménide est un menteur ne peuvent que se fier aux Crétois, mais les Crétois ne se fient pas aux Crétois, par conséquent aucun Crétois ne pense qu'Épiménide est un menteur.

– C'est stupide ou pas ?

– A vous de voir. Je vous ai dit qu'il est difficile d'identifier le stupide. Un stupide peut obtenir même le prix Nobel.

– Laissez-moi réfléchir... Certains de ceux qui ne croient pas que Dieu a créé le monde en sept jours ne sont pas des fondamentalistes, mais certains fondamentalistes croient que Dieu a créé le monde en sept jours, par conséquent personne qui ne croit que Dieu a créé le monde en sept jours n'est fondamentaliste. C'est stupide ou pas ?

– Mon Dieu – c'est le cas de le dire... je ne saurais. Et selon vous ?