– Ça l'est dans tous les cas, même si c'était vrai. Ça viole une des lois du syllogisme. On ne peut tirer de conclusions universelles de deux propositions particulières.
– Et si le stupide c'était vous ?
– Je serais en bonne et séculaire compagnie.
– Eh oui, la stupidité nous entoure. Et peut-être par un système différent du nôtre, notre stupidité est leur sagesse. Toute l'histoire de la logique consiste à définir une notion acceptable de stupidité. Trop immense. Tout grand penseur est le stupide d'un autre.
– La pensée comme forme cohérente de stupidité.
– Non. La stupidité d'une pensée est l'incohérence d'une autre pensée.
– Profond. Il est deux heures, d'ici peu de temps Pilade va fermer et nous ne sommes pas arrivés aux fous.
– J'y viens. Le fou, on le reconnaît tout de suite. C'est un stupide qui ne connaît pas les trucs. Le stupide, sa thèse il cherche à la démontrer, il a une logique biscornue mais il en a une. Le fou par contre ne se soucie pas d'avoir une logique, il procède par courts-circuits. Tout pour lui démontre tout. Le fou a une idée fixe, et tout ce qu'il trouve lui va pour la confirmer. Le fou, on le reconnaît à la liberté qu'il prend par rapport au devoir de preuve, à sa disponibilité à trouver des illuminations. Et ça vous paraîtra bizarre, mais le fou, tôt ou tard, met les Templiers sur le tapis.
– Toujours ?
– Il y a aussi les fous sans Templiers, mais les fous à Templiers sont les plus insidieux. Au début vous ne les reconnaissez pas, ils ont l'air de parler normalement, et puis, tout à coup... » Il ébaucha un signe pour commander un autre whisky, changea d'avis et demanda l'addition. « Mais à propos des Templiers. L'autre jour un type m'a laissé un manuscrit dactylographié sur le sujet. J'ai tout lieu de croire que c'est un fou, mais à visage humain. Le manuscrit commence sur un ton calme. Voulez-vous y jeter un coup d'œil ?
– Volontiers. Je pourrais y trouver quelque chose qui me serve.
– Je ne pense vraiment pas. Mais si vous avez une demi-heure de libre, faites un saut chez nous. Au 1 de la via Sincero Renato. Ça me servira plus à moi qu'à vous. Vous me direz tout de suite si ce travail mérite, selon vous, d'être pris en considération.
– Pourquoi me faites-vous confiance ?
– Qui vous a dit que je vous faisais confiance ? Mais si vous venez, j'aurai confiance. J'ai confiance en la curiosité. »
Un étudiant entra, le visage décomposé : « Camarades, les fascistes sont au bord du Naviglio, avec des chaînes!
– A coups de barre, je vais y aller », dit celui qui portait des moustaches à la tartare et qui m'avait menacé à propos de Lénine. « Allons, camarades ! » Ils sortirent tous.
« Qu'est-ce qu'on fait ? On y va ? demandai-je, culpabilisé.
– Non, dit Belbo. C'est le genre d'alarme que Pilade fait circuler pour déblayer son troquet. Pour le premier soir où j'arrête de boire, je me sens altéré. Ce doit être la crise d'abstinence. Tout ce que j'ai dit, jusqu'à cet instant compris, est faux. Bonne nuit, Casaubon. »
– 11 –
Sa stérilité était infinie. Elle participait de l'extase
E.M. CIORAN, Le mauvais démiurge, Paris, Gallimard, 1969, « Pensées étranglées ».
La conversation chez Pilade m'avait offert le visage extérieur de Belbo. Un bon observateur aurait pu deviner la nature mélancolique de son sarcasme. Je ne peux pas dire que c'était un masque. Le masque, c'étaient peut-être les confidences auxquelles il s'abandonnait en secret. Son sarcasme donné en représentation publique révélait au fond sa mélancolie la plus vraie, qu'en secret il cherchait à se cacher à lui-même, sous le masque d'une mélancolie maniérée.
Je vois à présent ce file où, au fond, il tentait de romancer ce qu'il me dirait de son métier, le lendemain, chez Garamond. J'y retrouve son extrême rigueur, sa passion, sa déception de conseiller éditorial qui écrit par personne interposée, sa nostalgie d'une force créatrice jamais accomplie, sa fermeté morale qui l'obligeait à se punir parce qu'il désirait ce à quoi il ne sentait pas qu'il avait droit, donnant de son désir une image pathétique et oléographique. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui sût se plaindre avec un tel mépris.
FILENAME : J I M DE LA PAPAYE
Voir demain le jeune Cinti.
1 Belle monographie, rigoureuse, sans doute un peu trop académique.
2 Dans la conclusion, la comparaison entre Catulle, les poetae novi et les avant-gardes contemporaines est la chose la plus géniale.
3 Pourquoi pas en introduction ?
4 Le convaincre. Il dira que ces coups de tête ne se font pas dans une collection philologique. Il est conditionné par son maître, il risque de se voir sucrer la préface et de jouer sa carrière. Une idée brillante dans les deux dernières pages passe inaperçue, mais au début on ne la rate pas, et cela peut irriter les mandarins.
5 Cependant il suffit de la mettre en italiques, sous la forme d'un exposé détaillé, en dehors de la recherche proprement dite, de sorte que l'hypothèse reste seulement une hypothèse et ne compromet pas le sérieux du travail. Mais les lecteurs seront tout de suite conquis, ils affronteront le livre dans une perspective différente.
Suis-je vraiment en train de le pousser à un geste de liberté, ou est-ce que je l'utilise pour écrire mon livre ?
Transformer les livres avec deux mots. Démiurge sur l'œuvre d'autrui. Au lieu de prendre de la glaise molle et de la modeler, des petits coups à la glaise durcie où quelqu'un d'autre a déjà sculpté la statue. Moïse, lui donner le bon coup de marteau, et le voilà qui se met à parler.
Recevoir Guillaume S.
– J'ai vu votre travail, pas mal du tout. Il y a de la tension, de l'imagination, de l'intensité dramatique. C'est la première fois que vous écrivez ?
– Non, j'ai déjà écrit une autre tragédie, c'est l'histoire de deux amants véronais qui...
– Mais parlons de ce travail, monsieur S. Je me demandais pourquoi vous le situez en France. Pourquoi pas au Danemark ? Façon de parler, et il n'en faut pas beaucoup, il suffit de changer deux ou trois noms, le château de Châlons-sur-Marne qui devient, disons, le château d'Elseneur... C'est que dans un cadre nordique, protestant, où flotte l'ombre de Kierkegaard, toutes ces tensions existentielles....
– Vous avez peut-être raison.
– Je crois vraiment. Et puis votre travail aurait besoin de quelques raccourcis stylistiques, une très légère révision pas davantage, comme quand le coiffeur donne les dernières retouches avant de vous placer le miroir derrière la nuque... Par exemple, le spectre paternel. Pourquoi à la fin ? Moi je le placerais au début. De façon que la mise en garde du père domine tout de suite le comportement du jeune prince et le mette en conflit avec sa mère.
– Cela me semble une bonne idée, il s'agit seulement de déplacer une scène.
– Précisément. Et enfin le style. Prenons un passage au hasard, voilà, ici où le garçon vient sur le devant de la scène et commence sa méditation sur l'action et sur l'inaction. Le morceau est beau, vraiment, mais je ne le sens pas suffisamment nerveux. « Agir ou ne pas agir ? Telle est ma question angoissée ! Dois-je souffrir les offenses d'une atroce fortune, ou bien... » Pourquoi ma question angoissée ? Moi je lui ferais dire : c'est la question, c'est le problème, vous comprenez, pas son problème individuel mais la question fondamentale de l'existence. L'alternative entre l'être et le non-être, pour ainsi dire...
Peupler le monde d'une progéniture qui circulera sous un autre nom, et personne ne saura qu'il s'agit de tes rejetons. Comme être Dieu en civil. Tu es Dieu, tu flânes dans la ville, tu entends les gens qui parlent de toi, et Dieu par-ci et Dieu par-là, et quel admirable univers que le nôtre, et que d'élégance dans la gravitation universelle, et toi tu souris dans tes moustaches (il faut se promener avec une fausse barbe, ou non, sans barbe, parce que c'est à la barbe qu'on reconnaît tout de suite Dieu), et tu te dis en toi-même (le solipsisme de Dieu est dramatique) : « Voilà, c'est ce que je suis et eux ne le savent pas. » Et un quidam te heurte dans la rue, va jusqu'à t'insulter, et toi, humble, tu dis pardon, et tu passes, aussi bien tu es Dieu et si tu voulais, un claquement de doigts et le monde serait cendres. Mais tu es si infiniment puissant que tu peux te permettre d'être bon.