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– Elle perd même les manuscrits ?

– Pas plus que les autres. Dans une maison d'édition, tout le monde perd les manuscrits. Je crois que c'est l'activité principale. Mais il faut bien avoir un bouc émissaire, vous ne pensez pas ? Je lui reproche seulement de ne pas perdre ceux que moi je voudrais qu'elle perde. Incidents déplaisants pour ce que le bon Bacon appelait The advancement of learning.

– Mais où les perd-on ? »

Il écarta les bras : « Excusez-moi, mais vous rendez-vous compte à quel point votre question est idiote ? Si on savait où, ils ne seraient pas perdus.

– Logique, dis-je. Mais autre chose : quand je vois en circulation les livres Garamond, j'ai l'impression d'éditions très soignées et vous avez un catalogue assez riche. Vous faites tout là-dedans ? Vous êtes combien ?

– En face, il y a une énorme pièce avec les techniciens, ici à côté, mon collègue Diotallevi. Mais lui il s'occupe des manuels, des ouvrages de longue durée, longs à faire et longs à vendre, dans le sens qu'ils se vendent longtemps. Les éditions universitaires, c'est ma partie. Mais il ne faut pas croire, ce n'est pas un travail gigantesque. Mon Dieu, je me passionne pour certains livres, il faut que je lise les manuscrits, mais en général c'est tout du travail déjà garanti, économiquement et scientifiquement. Publications de l'Institut Truc et Machin, ou bien actes de colloques, dont l'édition est préparée et financée par un organisme universitaire. Si l'auteur est un débutant, le maître fait la préface et c'est à lui qu'incombe la responsabilité. L'auteur corrige au moins deux jeux d'épreuves, il contrôle citations et notes, et il ne touche pas de droits. Ensuite le livre est adopté, on en vend mille ou deux mille exemplaires en quelques années, les frais sont couverts... Pas de surprise, chaque livre est en actif.

– Et alors vous, qu'est-ce que vous faites ?

– Beaucoup de choses. Avant tout, il faut choisir. Et puis, certains livres, nous les publions à nos frais, presque toujours des traductions d'auteurs prestigieux, pour rehausser le niveau du catalogue. Et enfin, il y a les manuscrits qui arrivent comme ça, apportés par un isolé. Rarement dignes d'être pris en considération, mais il faut les voir, on ne sait jamais.

– Vous vous amusez ?

– Si je m'amuse ? C'est la seule chose que je sais bien faire. »

Nous fûmes interrompus par un type d'une quarantaine d'années qui portait une veste trop grande de plusieurs tailles, avait de rares cheveux blond clair qui lui retombaient sur deux sourcils touffus, tout aussi jaunes. Il parlait d'un ton moelleux, comme s'il faisait l'éducation d'un enfant.

« Ce Vademecum du Contribuable m'a proprement lessivé. Il faudrait que je le récrive tout entier et je n'en ai pas envie. Je dérange ?

– C'est Diotallevi », dit Belbo, et il nous présenta.

« Ah, vous êtes venu voir les Templiers ? Le pauvre. Écoute, j'en ai une bonne : Urbanisme Tzigane.

– Jolie, dit Belbo avec admiration. Moi je pensais à Hippisme Aztèque.

– Sublime. Mais celle-ci tu la mets dans la Potiosection ou dans les Adynata ?

– Il faut voir à présent », dit Belbo. Il farfouilla dans le tiroir et en retira des feuillets. « La Potiosection... » Il me regarda, notant ma curiosité. « La Potiosection, comme bien vous le savez, est l'art de couper le bouillon. Mais non, dit-il à Diotallevi, la Potiosection n'est pas un département, c'est une matière, comme l'Avunculogratulation Mécanique et la Pilocatabase, tous dans le département de Tétrapiloctomie.

– Qu'est-ce que la tétralo... hasardai-je.

– C'est l'art de couper un cheveu en quatre. Ce département comprend l'enseignement des techniques inutiles, par exemple l'Avunculogratulation Mécanique enseigne à construire des machines pour saluer sa tante. Le problème est de savoir s'il faut laisser dans ce département la Pilocatabase, qui est l'art de s'en sortir au poil près, et cela ne paraît pas tout à fait inutile. Non ?

– Je vous en prie, à présent dites-moi qu'est ce que c'est que cette histoire... implorai-je.

– C'est que Diotallevi, et moi-même, nous projetons une réforme du savoir. Une Faculté de l'Insignifiance Comparée, où on peut étudier des matières inutiles ou impossibles. La faculté tend à reproduire des chercheurs en mesure d'augmenter à l'infini le nombre des matières insignifiantes.

– Et combien y a-t-il de départements ?

– Quatre pour le moment, mais ils pourraient déjà contenir tout le savoir. Le département de Tétrapiloctomie a une fonction propédeutique, il tend à éduquer au sentiment de l'insignifiance. Un département important est celui d'Adynata ou Impossibilia. Par exemple Urbanisme Tzigane et Hippisme Aztèque... L'essence de la discipline est la compréhension des raisons profondes de son insignifiance, et, dans le département d'Adynata, de son impossibilité aussi. Voici par conséquent Morphématique du Morse, Histoire de l'Agriculture Antarctique, Histoire de la Peinture dans l'Ile de Pâques, Littérature Sumérienne Contemporaine, Institutions de Docimologie Montessorienne, Philatélie Assyro-Babylonienne, Technologie de la Roue dans les Empires Précolombiens, Iconologie Braille, Phonétique du Film Muet...

– Que dites-vous de Psychologie des Foules dans le Sahara ?

– Bon, dit Belbo.

– Bon, dit Diotallevi avec conviction. Vous devriez collaborer. Le jeune homme a de l'étoffe, n'est-ce pas Jacopo ?

– Oui, je l'ai compris tout de suite. Hier soir il a élaboré des raisonnements stupides avec beaucoup de finesse. Mais poursuivons, vu que le projet vous intéresse. Qu'est-ce qu'on avait mis dans le département d'Oxymorique, je n'arrive plus à retrouver la note ? »

Diotallevi tira de sa poche un bout de feuillet et me fixa avec sentencieuse sympathie : « Dans Oxymorique, comme dit le mot même, c'est l'autocontradictoirité de la discipline qui compte. Voilà pourquoi Urbanisme Tzigane, selon moi, devrait finir ici...

– Non, dit Belbo, seulement si c'était Urbanisme Nomadique. Les Adynata concernent une impossibilité empirique, l'Oxymorique une contradiction dans les termes.

– Nous verrons. Mais qu'est-ce que nous avions mis dans l'Oxymorique ? Voilà, Institutions de Révolution, Dynamique Parménidienne, Statique Héraclitienne, Spartanique Sybaritique, Institutions d'Oligarchie Populaire, Histoire des Traditions Innovatrices, Dialectique Tautologique, Éristique Booléienne... »

Maintenant je me sentais mis au défi de montrer de quelle trempe j'étais : « Je peux vous suggérer une Grammaire de la Déviance ?

– Bon, bon ! » dirent-ils l'un et l'autre, et ils se mirent à prendre note.

« Il y a un hic, dis-je.

– Lequel ?

– Si vous rendez public votre projet, un tas de gens se présenteront avec des publications dignes d'intérêt.

– Je te l'ai dit que c'est un garçon subtil, Jacopo, dit Diotallevi. Mais vous savez que c'est précisément là notre problème ? Sans le vouloir, nous avons tracé le profil idéal d'un savoir réel. Nous avons démontré la nécessité du possible. Par conséquent il faudra se taire. Mais à présent, je dois y aller.

– Où ? demanda Belbo.

– On est vendredi après-midi.

– Oh ! très saint Jésus », dit Belbo. Puis à moi : « Là, en face, il y a deux ou trois maisons habitées par des Juifs orthodoxes, vous savez ceux avec le chapeau noir, la longue barbe et la mèche frisottée. Ils ne sont pas nombreux à Milan. Aujourd'hui, c'est vendredi et au couchant commence le samedi. Alors, dans l'appartement d'en face, débutent les grands préparatifs : on fait briller le chandelier, cuire la nourriture ; ils disposent les choses de façon que le lendemain ils n'aient aucun feu à allumer. Le téléviseur aussi reste branché toute la nuit, sauf qu'ils sont obligés de choisir tout de suite leur chaîne. Notre Diotallevi a une petite lunette d'approche et, ignominieusement, il épie par la fenêtre, et il se régale, rêvant qu'il se trouve de l'autre côté de la rue.