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– Et pourquoi ? demandai-je.

– Parce que notre Diotallevi s'obstine à soutenir qu'il est juif.

– Comment je m'obstine ? demanda Diotallevi piqué au vif. Je suis juif. Vous avez quelque chose contre, Casaubon ?

– Quelle idée.

– Diotallevi, dit Belbo avec décision, tu n'es pas juif.

– Ah non ? Et mon nom ? Comme Graziadio, Diosiacontè, autant de traductions de l'hébreu, noms de ghetto, comme Schalom Aleichem.

– Diotallevi est un nom de bon augure, souvent donné par les officiers de l'état civil aux enfants trouvés. Et ton grand-père était un enfant trouvé.

– Un enfant trouvé juif.

– Diotallevi, tu as la peau rose, une voix de gorge et tu es pratiquement albinos.

– Il y a des lapins albinos, il doit bien y avoir aussi des Juifs albinos.

– Diotallevi, on ne peut pas décider de devenir juif comme on décide de devenir philatéliste ou témoin de Jéhovah. On naît juif. Résigne-toi, tu es un gentil comme tout le monde.

– Je suis circoncis.

– Allons ! N'importe qui peut se faire circoncire par hygiène. Il suffit d'un docteur avec son thermocautère. A quel âge tu t'es fait circoncire ?

– N'ergotons pas.

– Ergotons, au contraire. Un Juif ergote.

– Personne ne peut démontrer que mon grand-père n'était pas juif.

– Bien sûr, c'était un enfant trouvé. Mais il aurait aussi bien pu être l'héritier du trône de Byzance, ou un bâtard des Habsbourg.

– Personne ne peut démontrer que mon grand-père n'était pas juif, et il a été justement trouvé près du Portique d'Octavie.

– Mais ta grand-mère n'était pas juive, et la descendance, là-bas, se fait par la voie maternelle...

– ... et au-dessus des raisons d'état civil, parce qu'on peut aussi lire les registres municipaux au-delà de la lettre, il y a les raisons du sang, et mon sang dit que mes pensées sont exquisément talmudiques, et tu ferais preuve de racisme si tu soutenais qu'un gentil peut être aussi exquisément talmudique que je me trouve être moi. »

Il sortit. Belbo me dit : « N'y faites pas attention. Cette discussion a lieu presque chaque jour, sauf que chaque jour j'essaie d'apporter un argument nouveau. Le fait est que Diotallevi est un fidèle de la Kabbale. Mais il y avait aussi des kabbalistes chrétiens. Et puis écoutez, Casaubon, si Diotallevi veut être juif, je ne peux quand même pas m'y opposer.

– Je ne crois pas. Nous sommes démocrates.

– Nous sommes démocrates. »

Il alluma une cigarette. Je me rappelai pourquoi j'étais venu. « Vous m'aviez parlé d'un manuscrit sur les Templiers, dis-je.

– C'est vrai... Voyons. Il était dans un classeur en simili-cuir... » Il fouillait dans une pile de manuscrits et cherchait à en extraire un, placé au milieu, sans déplacer les autres. Opération risquée. De fait la pile s'écroula en partie sur le sol. Belbo tenait dans sa main le classeur en simili-cuir.

Je parcourus la table des matières et l'introduction. « Cela concerne la capture des Templiers. En 1307, Philippe le Bel décide d'arrêter tous les Templiers de France. Or, une légende dit que deux jours avant que Philippe fasse partir ses ordres d'arrestation, une charrette de foin, tirée par des bœufs, quitte l'enclos du Temple, à Paris, pour une destination inconnue. On dit qu'il s'agit d'un groupe de chevaliers guidés par un certain Aumont, qui devaient se réfugier en Ecosse, s'unissant à une loge de maçons à Kilwinning. La légende veut que les chevaliers se soient identifiés avec les compagnies de maçons qui se transmettaient les secrets du Temple de Salomon. Ça, je le prévoyais. Encore un qui prétend retrouver l'origine de la franc-maçonnerie dans cette fuite des Templiers en Écosse... Une histoire rabâchée depuis deux siècles, fondée sur des inventions. Aucune preuve, je peux vous mettre sur la table une cinquantaine de brochures qui racontent la même histoire, toutes pompées les unes dans les autres. Regardez là, j'ai ouvert au hasard : " La preuve de l'expédition écossaise est dans le fait qu'aujourd'hui encore, à six cent cinquante ans de distance, il existe toujours de par le monde des ordres secrets qui se réclament de la Milice du Temple. Sinon comment expliquer la continuité de cet héritage ? " Vous comprenez ? Comment est-il possible que le marquis de Carabas n'existe pas vu que même le Chat botté dit qu'il est à son service ?

– J'ai compris, dit Belbo. Éliminé. Mais votre histoire des Templiers m'intéresse. Pour une fois que j'ai sous la main un expert, je ne veux pas qu'il m'échappe. Pourquoi tout le monde parle des Templiers et pas des chevaliers de Malte ? Non, ne me le dites pas maintenant. Il s'est fait tard, Diotallevi et moi devons aller d'ici peu à un dîner avec monsieur Garamond. Mais nous devrions avoir fini vers dix heures et demie. Si je peux, je persuade aussi Diotallevi de faire un saut chez Pilade – lui, d'habitude, va se coucher tôt et il ne boit pas. On se retrouve là-bas ?

– Et où donc, sinon ? J'appartiens à une génération perdue, et je me retrouve seulement quand j'assiste en compagnie à la solitude de mes semblables. »

– 13 –

Li frere, li mestre du Temple Qu'estoient rempli et ample D'or et d'argent et de richesse Et qui menoient tel noblesse, Où sont-ils ? que sont devenu ?

Chronique à la suite du roman de Favel.

Et in Arcadia ego. Ce soir-là Pilade était l'image de l'âge d'or. Une de ces soirées où vous sentez que non seulement la Révolution se fera, mais qu'elle sera sponsorisée par l'Union des industriels. On ne pouvait voir que chez Pilade le propriétaire d'une filature de coton, en duffle-coat et barbe, jouer au quatre-vingt-et-un avec un futur accusé en cavale, en costume croisé et cravate. Nous étions à l'aube d'un grand renversement de paradigme. Au début des années soixante, la barbe était encore fasciste – mais il fallait en dessiner le contour en la rasant sur les joues, à la Italo Balbo –, en soixante-huit elle avait été contestataire, et à présent elle devenait neutre et universelle, choix de liberté. La barbe a toujours été un masque (on se met une barbe postiche pour ne pas être reconnu), mais en ce début des années soixante-dix on pouvait se camoufler derrière une vraie barbe. On pouvait mentir en disant la vérité, mieux, en rendant la vérité énigmatique et fuyante, car face à une barbe on ne pouvait plus en déduire l'idéologie du barbu. Mais ce soir-là, la barbe resplendissait même sur les visages glabres de ceux qui, tout en ne la portant pas, laissaient comprendre qu'ils auraient pu la cultiver et n'y avaient renoncé que par défi.

Je divague. A un moment donné arrivèrent Belbo et Diotallevi, se murmurant à tour de rôle, la mine défaite, d'âcres commentaires sur leur très récent dîner. Plus tard seulement, j'apprendrais ce qu'étaient les dîners de monsieur Garamond.

Belbo passa tout de suite à ses distillats préférés, Diotallevi réfléchit un bon moment, hébété, et se décida pour un tonique sans alcool. Nous trouvâmes une table au fond, à peine laissée libre par deux traminots qui, le lendemain matin, devaient se lever tôt.

« Alors, alors, dit Diotallevi, ces Templiers...

– Non, à présent s'il vous plaît ne me mettez pas dans l'embarras... Ce sont des choses que vous pouvez lire partout...

– Nous sommes pour la tradition orale, dit Belbo.

– Elle est plus mystique, dit Diotallevi. Dieu a créé le monde en parlant, que l'on sache il n'a pas envoyé un télégramme.

– Fiat lux, stop. Lettre suit, dit Belbo.

– Aux Thessaloniciens, j'imagine, dis-je.