– Les Templiers, demanda Belbo.
– Donc, dis-je.
– On ne commence jamais par donc », objecta Diotallevi.
Je fis le geste de me lever. J'attendis qu'ils m'implorent. Ils n'en firent rien. Je m'installai et me mis à parler.
« Non, je veux dire que l'histoire tout le monde la connaît. Il y a la première croisade, d'accord ? Godefroy qui le grand sépulcre adore et délie le vœu ; Baudouin devient le premier roi d'une Jérusalem délivrée. Un royaume chrétien en Terre sainte. Mais une chose est de tenir Jérusalem, une autre chose le reste de la Palestine, les Sarrasins ont été battus mais pas éliminés. La vie dans ces contrées n'est pas facile, ni pour les nouveaux intronisés, ni pour les pèlerins. Et voici qu'en 1118, sous le règne de Baudouin II, arrivent neuf personnages guidés par un certain Hugues de Payns, qui constituent le premier noyau d'un Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ : un ordre monastique, mais avec épée et armure. Les trois vœux classiques, pauvreté, chasteté, obéissance, plus celui de la défense des pèlerins. Le roi, l'évêque, tous, à Jérusalem, leur donnent aussitôt des aides en argent, les logent, les installent dans le cloître du vieux Temple de Salomon. Et voilà comment ils deviennent Chevaliers du Temple.
– Qui sont-ils ?
– Hugues et les huit premiers sont probablement des idéalistes, conquis par la mystique de la croisade. Mais par la suite ce seront des cadets en quête d'aventures. Le nouveau royaume de Jérusalem est un peu la Californie de l'époque, on peut y faire fortune. Chez eux ils n'ont pas tellement de perspectives, et il y en a, parmi eux, qui en auront fait pis que pendre. Moi je pense à cette affaire en termes de légion étrangère. Que faites-vous si vous êtes dans le pétrin ? Vous vous faites Templier, on voit des horizons nouveaux, on s'amuse, on se flanque des raclées, on vous nourrit, on vous habille et à la fin, en sus, vous sauvez votre âme. Certes, il fallait être suffisamment désespéré, parce qu'il s'agissait d'aller dans le désert, et de dormir sous la tente, et de passer des jours et des jours sans voir âme qui vive sauf les autres Templiers et quelques têtes de Turcs, et de chevaucher sous le soleil, et de souffrir de la soif, et d'étriper d'autres pauvres diables... »
Je m'arrêtai un instant. « Je fais peut-être trop dans le western. Il y a probablement une troisième phase : l'Ordre est devenu puissant, on cherche à en faire partie même si on a une bonne position dans sa patrie. Mais alors là, être Templier ne veut pas dire travailler nécessairement en Terre sainte, on est Templier même chez soi. Histoire complexe. Tantôt ils donnent l'impression d'une soldatesque, tantôt ils se montrent non dénués d'une certaine sensibilité. On ne peut pas dire, par exemple, qu'ils étaient racistes : ils combattaient les musulmans, ils étaient là pour ça, mais avec l'esprit chevaleresque, et ils s'admiraient à tour de rôle. Lorsque l'ambassadeur de l'émir de Damas visite Jérusalem, les Templiers lui attribuent une petite mosquée, naguère transformée en église chrétienne, pour qu'il puisse faire ses dévotions. Un jour entre un Franc qui s'indigne en voyant un musulman dans un lieu sacré, et il le maltraite. Mais les Templiers chassent l'intolérant et présentent leurs excuses au musulman. Cette fraternité d'armes avec l'ennemi finira par les mener à la ruine, car au procès on les accusera aussi d'avoir eu des rapports avec des sectes ésotériques musulmanes. Et c'est sans doute vrai, c'est un peu comme ces aventuriers du siècle passé qui attrapent le mal d'Afrique, ils n'avaient pas une éducation monastique régulière, ils n'étaient pas si subtils qu'ils pussent saisir les différences théologiques, imaginez-les comme autant de Lawrence d'Arabie qui, petit à petit, s'habillent comme des cheiks... Mais au fond, il est difficile d'évaluer leurs actions, parce que souvent les historiographes chrétiens, tel Guillaume de Tyr, ne perdent aucune occasion de les dénigrer.
– Pourquoi ?
– Parce qu'ils deviennent trop puissants et trop vite. Tout arrive avec saint Bernard. Vous l'avez présent à l'esprit, saint Bernard, non ? Grand organisateur, il réforme l'ordre bénédictin, élimine les décorations des églises ; quand un collègue lui chatouille un peu trop les nerfs, tel Abélard, il l'attaque à la McCarthy, et, s'il pouvait, il le ferait monter sur le bûcher. Comme il ne le peut pas, il fait brûler ses livres. Puis il prêche la croisade, armons-nous et partez...
– Il ne vous est pas sympathique, observa Belbo.
– Non, je ne peux pas le souffrir, s'il ne tenait qu'à moi il finissait dans un des vilains cercles dantesques, et pas saint pour un sou. Mais c'était un bon press-agent de lui-même, voyez le service que lui rend Dante, il le nomme chef de cabinet de la Madone. Il devient saint sur-le-champ parce qu'il s'est maquereauté avec les gens qu'il fallait. Mais je parlais des Templiers. Bernard a aussitôt l'intuition qu'il faut cultiver l'idée, et appuyer ces neuf aventuriers en les transformant en une Militia Christi, disons même que les Templiers, dans leur version héroïque, c'est lui qui les invente. En 1128, il fait convoquer un concile à Troyes précisément pour définir ce que sont ces nouveaux moines soldats, et quelques années plus tard il écrit un éloge de cette Milice du Christ, et il prépare une règle de soixante-douze articles, amusante à lire parce qu'on y trouve de tout. Messe chaque jour, ils ne doivent pas fréquenter des chevaliers excommuniés, cependant, si l'un d'eux sollicite son admission au Temple, il faut l'accueillir chrétiennement, et vous voyez que j'avais raison quand je parlais de légion étrangère. Ils porteront des manteaux blancs, simples, sans fourrures, à moins qu'elles ne soient d'agneau ou de mouton, interdit de porter, selon la mode, de fines chaussures à bec, on dort en chemise et caleçons, une paillasse, un drap et une couverture...
– Avec cette chaleur, Dieu sait ce qu'ils devaient puer..., dit Belbo.
– Quant à leur puanteur, on en reparlera. La règle a d'autres rudesses : une même écuelle pour deux, on mange en silence, viande trois fois par semaine, pénitence le vendredi, on se lève à l'aube, si le travail a été pénible on accorde une heure de sommeil en plus, mais en échange on doit réciter treize Pater au lit. Il y a un maître, toute une kyrielle de hiérarchies inférieures, jusqu'aux sergents, aux écuyers, aux servants et valets. Tout chevalier aura trois chevaux et un écuyer, aucune décoration de luxe aux brides, selle et éperons, des armes simples, mais bonnes, la chasse est interdite, sauf la chasse au lion, bref, une vie de pénitence et de bataille. Sans parler du vœu de chasteté, sur lequel on insiste particulièrement car ces gens qui ne demeuraient pas au couvent mais faisaient la guerre, vivaient au milieu du monde, si on peut appeler monde le grouillement de vermine que devait être la Terre sainte en ces temps-là. En somme, la règle dit que la compagnie d'une femme est des plus dangereuses et qu'on ne peut embrasser que sa mère, sa sœur et sa tante. »
Belbo se montra perplexe : « Eh bien moi, pour la tante, j'aurais pourtant fait un peu plus attention... Mais, d'après mes souvenirs, les Templiers n'ont-ils pas été accusés de sodomie ? Il y a ce livre de Klossowski, Le Baphomet. Qui était Baphomet, une de leurs divinités diaboliques, non ?
– J'y viens. Mais raisonnez un instant. Ils menaient la vie du marin, des mois et des mois dans le désert. Vous voilà qui créchez au diable, il fait nuit, vous vous allongez sous la tente avec le type qui a mangé dans la même écuelle que vous, vous avez sommeil froid soif peur et voudriez votre mère. Que faites-vous ?
– Amour viril, légion thébaine, suggéra Belbo.
– Mais pensez quelle vie d'enfer, au milieu d'autres hommes d'armes qui n'ont pas prononcé le vœu ; quand ils envahissent une ville, ils violent la Maurette, ventre ambré et yeux de velours ; que fait le Templier, au milieu des arômes des cèdres du Liban ? Laissez-lui le petit Maure. Maintenant vous comprenez pourquoi se répand le dicton " boire et jurer comme un Templier ". C'est un peu l'histoire de l'aumônier dans les tranchées, il avale de la gnôle et sacre avec ses soldats analphabètes. Et si c'était tout. Leur sceau les représente toujours deux par deux, l'un serré contre le dos de l'autre, sur un même cheval. Pourquoi, vu que la règle leur autorise trois chevaux chacun? Ça a dû être une idée de Bernard, pour symboliser la pauvreté, ou la duplicité de leur rôle de moine et de chevalier. Mais convenez qu'au regard de l'imagination populaire c'était une autre paire de manches : que dire de ces moines qui galopent à se rompre le cou, l'un avec la panse contre le cul de l'autre ? On n'a sans doute pas dû manquer de les calomnier...