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Tendresse, mélancolie, pâleur d'une gloire sénescente, pourquoi ne pas se mettre alors à l'écoute des doctrines secrètes des mystiques musulmans, à l'accumulation hiératique de trésors cachés ? C'est peut-être de là que naît la légende des chevaliers du Temple, qui encore hante les esprits pleins de déceptions et de désirs, l'histoire d'une puissance sans bornes laquelle, désormais, ne sait plus sur quoi s'exercer...

Et pourtant, quand le mythe déjà décline, arrive Louis, le roi saint, le roi qui a pour commensal Thomas d'Aquin ; lui, il y croit encore à la croisade, malgré deux siècles de rêves et de tentatives ratées à cause de la stupidité des vainqueurs, cela vaut-il la peine de tenter encore une fois ? Cela vaut la peine, dit Louis le Saint, les Templiers sont d'accord, ils le suivent dans la défaite, parce que c'est leur métier, comment justifier le Temple sans la croisade ?

Louis attaque Damiette par la mer, la rive ennemie reluit tout entière de piques et de hallebardes et d'oriflammes, de boucliers et de cimeterres, bien belles gens à voir, dit Joinville avec chevalerie, qui portent des armes d'or frappées par le soleil. Louis pourrait attendre, il décide au contraire de débarquer à tout prix. « Mes fidèles, inséparables dans notre charité, nous serons invincibles. Si nous sommes vaincus, nous serons des martyrs. Si nous triomphons, la gloire de Dieu en sera accrue. » Les Templiers n'y croient pas, mais ils ont été éduqués à être des chevaliers de l'idéal, et c'est là l'image qu'ils se doivent de donner d'eux-mêmes. Ils suivront le roi dans sa folie mystique.

Le débarquement incroyablement réussit, les Sarrasins incroyablement abandonnent Damiette, à telle enseigne que le roi hésite à y entrer car il ne croit pas à cette fuite. C'est pourtant vrai, la ville est sienne et siens en sont les trésors et les cent mosquées que Louis convertit sur-le-champ en églises du Seigneur. Maintenant, il s'agit de prendre une décision : marcher sur Alexandrie ou sur Le Caire ? La décision la plus sage eût été Alexandrie, pour enlever à l'Egypte un port vital. Mais il fallait compter avec le mauvais génie de l'expédition, le frère du roi, Robert d'Artois, mégalomane, ambitieux, assoiffé de gloire et tout de suite, comme tout cadet. Il conseille de se diriger sur Le Caire, cœur de l'Egypte. Le Temple, d'abord prudent, à présent ronge son frein. Le roi avait interdit les combats isolés, mais c'est le maréchal du Temple qui transgresse l'interdit. Il voit une troupe de mamelouks du sultan et crie : « Or à eux, de par Dieu, je ne pourrais supporter pareille honte ! »

A Mansourah, les Sarrasins se retranchent au-delà d'un fleuve, les Français cherchent à construire une digue pour créer un gué, et ils la protègent avec leurs tours roulantes, mais les Sarrasins ont appris des Byzantins l'art du feu grégeois. Le feu grégeois avait une pointe aussi grosse qu'une futaille, sa queue était comme un grand glaive, il arrivait ainsi que la foudre et ressemblait à un dragon qui volait à travers les airs. Et il jetait une telle lumière que dans le camp on y voyait comme en plein jour.

Tandis que le camp chrétien est tout entier une seule flamme, un bédouin félon indique un gué au roi, pour trois cents besants. Le roi décide d'attaquer, la traversée n'est pas facile, beaucoup se noient et sont entraînés par les eaux, sur la rive opposée trois cents Sarrasins à cheval attendent. Mais enfin le gros de la troupe touche terre et, selon les ordres, les Templiers chevauchent à l'avant-garde, suivis par le comte d'Artois. Les cavaliers musulmans prennent la fuite et les Templiers attendent le reste de l'armée chrétienne. C'est alors que le comte d'Artois bondit avec les siens à la poursuite des ennemis.

Or, pour ne pas être déshonorés, les Templiers aussi se jettent à l'assaut, mais ils arrivent juste derrière l'Artois, lequel a déjà pénétré dans le camp ennemi et a fait un massacre. Les musulmans prennent la fuite en direction de Mansourah. Invite on ne peut plus agréable pour l'Artois, qui s'apprête à se lancer à leur poursuite. Les Templiers tentent de l'arrêter, frère Gilles, grand commandant du Temple, le flatte en lui disant qu'il a déjà accompli une entreprise admirable, des plus grandes jamais réalisées en terre d'outre-mer. Mais l'Artois, muscadin assoiffé de gloire, accuse les Templiers de trahison, il ajoute même que, si Templiers et Hospitaliers l'avaient voulu, cette terre aurait déjà été conquise depuis beau temps, et lui avait donné une preuve de ce qu'on pouvait faire si on avait du sang dans les veines. C'en était trop pour l'honneur du Temple. Le Temple n'est à nul autre second, tous se précipitent vers la ville, y entrent, poursuivent les ennemis jusqu'aux murailles du côté opposé, et là, les Templiers s'aperçoivent qu'ils ont répété l'erreur d'Ascalon. Les chrétiens – Templiers compris – se sont attardés à mettre à sac le palais du sultan, les infidèles se regroupent, fondent sur cette nuée de vautours maintenant dispersée. Une fois de plus les Templiers se sont-ils laissé aveugler par l'avidité ? Mais d'autres rapportent qu'avant de suivre l'Artois dans la cité, frère Gilles lui avait dit avec un stoïcisme lucide : « Seigneur, mes frères et moi n'avons peur et vous suivrons. Mais sachez que nous doutons, et fort, que vous et moi puissions revenir. » En tout cas, l'Artois, grâce à Dieu, est occis, et avec lui beaucoup d'autres braves chevaliers, et deux cent quatre-vingts Templiers.

Pis qu'une défaite, une honte. Et pourtant on ne l'enregistre pas comme telle, pas même Joinville : ça s'est passé, c'est passé, c'est la beauté de la guerre.

Sous la plume du seigneur de Joinville, grand nombre de ces batailles, ou escarmouches comme on voudra, deviennent d'aimables ballets, avec quelques têtes qui roulent et moult implorations au bon Seigneur et quelques pleurs du roi pour un de ses féaux qui expire, mais tout comme tourné en couleurs, au milieu des caparaçons rouges, harnais dorés, éclairs de heaumes et d'épées sous le soleil jaune du désert, et face à la mer de turquoise, et qui sait si les Templiers ne vivaient pas ainsi leur boucherie quotidienne.

Le regard de Joinville se déplace de haut en bas ou de bas en haut, selon que lui-même tombe de cheval ou qu'il y remonte, et il cadre des scènes isolées, le plan de la bataille lui échappe, tout se résout en un duel individuel, dont il n'est pas rare que l'issue soit fortuite. Joinville se lance au secours du seigneur de Wanon, un Turc le touche de sa lance, le cheval tombe sur ses genoux, Joinville vole par-dessus la tête de l'animal, se relève l'épée à la main et messer Erars de Syverey (« que Dieus absoille ») lui fait signe de se réfugier dans une maison en ruine, ils sont littéralement piétinés par une troupe de Turcs, se relèvent indemnes, atteignent la maison, s'y barricadent, les Turcs les assaillent par le haut avec leurs lances. Messer Ferris de Loupey est touché aux épaules « et fu la plaie si large que li sans li venoit du cors aussi comme li bondons d'un tonnel » et Syverey est frappé du tranchant de l'épée en plein visage « si que li nez li cheoit sus le lèvre ». Et ainsi de suite, puis arrivent les secours, on sort de la maison, on se déplace sur une autre aire du champ de bataille, nouvelle scène, autres morts et sauvetages in extremis, prières à haute voix à messer saint Jacques. Et pendant ce temps le bon comte de Soissons crie, tout en frappant de taille, « seigneur de Joinville, lessons huer ceste chiennaille ; que par la Quoife Dieu ! encore en parlerons-nous, entre vous et moi, de ceste journée es chambres des dames ! ». Et le roi demande des nouvelles de son frère, le damné comte d'Artois, et frère Henry de Ronnay, prévôt de l'Hôpital, lui répond « que il en savoit bien nouvelles, car estoit certeins que ses frères li cuens d'Artois estoit en paradis ». Le roi dit que Dieu soit loué pour tout ce qu'il lui envoie, et de grosses larmes lui tombent des yeux.